Le bol et la bulle : apologie du vide ou le barattage du monde

Le quatrième vase : à paraitre

Notre enquête sur le Graal.

Nous savons que d’après le Mahâvarnsa, le symbole de la bulle s’est spontanément imposé à l’architecte du grand stûpa (que soit Angkor ou Borobudur). Un texte bouddhique fait de la coupe, exactement du bol du Bouddha, le prototype du stûpa. Voici ce que nous rapporte le célèbre voyageur Hivan Tsang : « En ce temps-là le Bouddha, après avoir donné à ses deux… premiers disciples laïques, une boucle de ses cheveux et des rognures de ses ongles, leur enseigna la façon de vénérer ces reliques. Il prit ses trois vêtements, les plia en carré et les empila sur le sol… puis, retournant son bol à aumône, il le plaça par dessus et planta sur le tout son bâton de mendiant. « C’est ainsi, dit-il, qu’on fait un stûpa » et c’en fut le premier modèle ».

Bien que le récit appartienne à l’hagiographie (on ne voit pas comment le bâton pourrait être planté sans briser le bol et percer par surcroît les vêtements — ce qui détruirait la structure évoquée et réduirait à néant la valeur exemplaire du geste), il convient d’en retenir l’essentiel : le stûpa est un bol retourné. Telle est la clé. Ce qui vaut du bol au stûpa vaut de la coupe à la bulle  : l’une est le retournement de l’autre. Or, à propos du bol, la tradition bouddhique nous livre une clé supplémentaire précieuse pour la compréhension de la coupe de Soma. L’événement est la rencontre du futur Empereur Moka et du Bouddha ou de l’une de ses manifestations. Bien que les versions diffèrent sensiblement (cf. Przyluski, La légende de l’Empereur Asoka) il est un point invariable : le bol à aumônes du Bouddha est rempli à ras bord. Sur celui qui remplit le bol et davantage encore sur la consistance de l’aumône les variantes, loin d’être un inconvénient, constituent au contraire des approches complémentaires significatives. Selon le Divyâvadâna l’offrant est un enfant, Jaya, en train de s’amuser avec de la terre ou de l’argile lorsque le Bouddha l’aborde. Selon le Mahâvarnsa, il s’agit d’un pieux marchand de miel. Avec la logique du jeu, Jaya, voyant approcher un mendiant inconnu, se dit: «je vais lui donner de la farine» et fort de cette conviction enfantine « il jette dans le bol du Bouddha plein ses deux mains de poussière». Quant au marchand, il verse «au Bouddha venu (à lui) du miel plein le bol à en couler par-dessus bord. En voyant le miel emplir le bol, déborder et tomber à terre, plein de foi (et ayant peut-être quelque pressentiment concernant l’identité de celui à qui il faisait l’aumône), il fit ce voeu : « Puissé-je obtenir, par l’effet de ce don, l’empire entier du Jambudvîpa « …» (op. cit. V.53-55).

En raison de son caractère prémonitoire tous les détails de l’évé­nement sont doués d’une forte charge symbolique dont il reste à dégager les traits intéressant notre propos. Nous partirons d’une première constatation. Le bol est au stûpa ce que l’enfant est à l’Empereur, soit l’équation suivante :

bol : stûpa :: enfant : Empereur (Moka)

Le bol préfigure le monument en ce sens qu’il en est l’équivalent exact en réduction: le bol est le « modèle réduit » du stûpa. Tout comme la forme symbolique s’est développée de l’état minimal du bol à l’état monumental du stûpa, l’auteur de l’offrande a grandi et est passé du statut d’enfant, anonyme et inconnu, à celui d’adulte auquel la fonction impériale a conféré une notoriété historique hors du commun. Rapport d’objets dans le premier terme de la relation, rap­port de sujets dans le second, il y a homothétie dans les deux cas : homothétie géométrique ou morphologique d’une part, homothétie sociale d’autre part.

Si on considère à présent l’offrande de terre on peut énoncer une autre clé :

Le bol est au stûpa ce que son contenu est au monde.

La terre dont l’enfant emplit le bol résume tous les biens d’ici-bas. La farine à laquelle l’enfant identifie la poussière est à la fois l’état final ou le condensé  de toutes les productions agricoles et l’état initial ou la base des préparations culinaires. La farine est à la charnière de la nature (comme synthèse) et de la culture (comme «matière première » alimentaire). De même la rencontre du Bouddha est pour l’enfant à la charnière d’un destin ordinaire et de celui de Maître du monde. Concrètement, le contenu du bol est le même que celui du stûpa — si du moins on peut encore parler de «contenu » pour un « contenant » renversé. Le stûpa est en effet une construction généralement pleine, architecturalement conçue sur et à partir d’une éminence de terre, naturelle ou rapportée, qui en constitue le noyau ; le stûpa est un bol retourné dont le contenu, loin de se répandre, fait corps avec le contenant au point d’en constituer l’assise. L’ homo­thétie précitée se double d’isotropie. La terre dans le bol préfigure la terre dans le stûpa. Dès lors le geste de Jaya a valeur de stéréotype : le remplissage du bol de terre est l’amorce — exprimée à l’échelle et avec les moyens d’un enfant — de l’édification des innombrables stûpa dont sera crédité par la légende l’adulte devenu Empereur.

Ceci nous conduit tout naturellement à l’autre contenu du bol, au miel déversé à pleins bords. Il faudrait s’interroger sur le sens caché de cette prodigalité voire de ce gaspillage, bien étonnants de la part d’un marchand. Répandre une denrée aussi précieuse ne s’explique ni par la générosité ni par la maladresse ; le geste a probablement une intention ou une implication « sacrificielle ». Mais une telle recherche nous écarterait trop de notre propos et du fait essentiel : la nature de l’offrande, le miel. Le miel, madhu, nous ramène sur un terrain fami­lier, celui du barattement de la mer. C’est en effet une métaphore courante de désigner par madhu le breuvage d’immortalité, le Soma. Le « produit » concerné par le terme sanscrit couvre un registre « ali­mentaire » fort étendu dont on n’a pas le correspondant avec le mot «miel ». On distingue huit sortes de « miel » et certaines d’entre elles auraient des propriétés enivrantes, à l’égal d’une liqueur. Cette der­nière propriété est très fortement marquée dans la racine mad et nous verrons, dans le contexte dionysiaque, que l’équivalent grec methu désigne la boisson dont les hommes sont redevables au fils de Zeus, boisson qu’on doit se résoudre — comme pour le « miel » — à dénommer « vin », faute de terme mieux approprié. Le methu est du vin mais en même temps autre chose puisque « succédané » — au sens fort — du Soma. Par voie de conséquence le madhu nous ramène du bol à la coupe, de l’objet bouddhique à l’objet « épique ». Si coupe et bol se confondent comme ustensiles de part et d’autre, les signes sont cependant opposés. Nous avons vu que, du côté bouddhi­que la forme dérivée du bol n’est pas l’hémisphère concave mais l’hémisphère convexe, ouvert vers le bas, le bol retourné, bref le stûpa. Du côté hindou, par contre, il n’y a rien de tel : coupe et Océan de lait sont dans le même sens, nous avons constaté une homothétie. Cette opposition recouvre une différence de processus. Le barattement mythique procède du grand au petit, de l’universel au particu­lier, de l’Océan à la coupe, de l’illimité (les Eaux) au limité voire au rare (le Soma); le processus est une « réduction ». L’épisode bouddhi­que procède du petit (l’enfant, le bol et son contenu unique et mesuré) au grand (l’Empereur, le stûpa, le monde varié et indéfini); le processus est une « amplification ». Aux deux extrêmes coupe et bol mettent l’accent sur deux processus inverses et nous garderons de leur comparaison l’image de cette remarquable symétrie.

L’ensemble des versions de cette aumône légendaire se présente comme une parabole récapitulative des trois « produits-éléments » autour desquels tourne tout le livre : la Terre, l’Eau et l’Air.

Le bol de poussière-farine de l’enfant s’est concentré et déve­loppé dans l’élévation de terre compactée que vient couronner le stûpa: avatâr architectural de l’humble ustensile de mendiant retourné. Le registre concerné est celui du « solide » : paroi rigide et dure du bol d’une part, masse plastique et molle du contenu terreux d’autre part. Il y a entre le bol et l’hémisphère solide obtenu par retournement du contenu le même rapport qu’entre la forme et la substance. Le bol est la forme, l’amalgame du contenu la substance. Si on rapproche ce processus de celui du potier — également défini par le rapport forme/substance — on constate une différence fon­damentale: la forme en son cas n’est pas préétablie, aucun « bol » n’est donné au potier comme modèle concret, il n’est de modèle qu’« idéal» et c’est à son savoir-faire d’en obtenir la réplique d’une masse informe de terre. L’ingéniosité de l’architecte s’exerce tout autrement : une forme s’impose, l’empreinte du bol du Bouddha, à lui de l’exprimer monumentalement en maîtrisant tous les problèmes techniques inhérents au changement d’échelle. Disposant de la subs­tance le potier crée la forme qui lui est inspirée ; disposant de la forme, le dérisoire monticule de terre tiré du fameux bol, le bâtisseur de stûpa le transpose dans la substance architecturale qui lui est imposée. Le bol est au constructeur ce que l’inspiration est au potier. Le Bouddha prend ainsi une dimension « démiurgique » qui l’assimile paradoxalement à la fois au potier primordial, l’homo faber par excel­lence, et à son contraire : l’enfant tout juste capable de «faire despâtés», soit une synthèse d’ingéniosité et d’ingénuité ; d’un côté l’« art » consommé de l’homme d’expérience, de l’autre l’acte primaire et naïf de l’être virginal. L’« expert» évoque l’acte originel, l’enfant l’état originel lui-même : le génie du premier tient à la création ex nihilo du bol au tour, celui du second au geste de retournement du bol prototype.

Avec le bol de miel du « marchand » nous passons du solide au visqueux soit une transition vers le registre «liquide ». L’eau de l’Océan s’est transsubstantiée en lait, boisson vitale liée à la généra­tion, et seule une infime partie de l’émulsion a pu constituer l’amrita, le breuvage d’immortalité. Le « miel » du marchand fait l’économie de ce long processus : c’est à peine un produit terrestre car ses proprié­tés rivalisent avec celles du Soma céleste. On peut s’interroger dès lors, comme on l’a fait pour l’enfant Jaya, sur l’identité de celui qui dispose — avec une prodigalité trop ostensible pour ne pas être sus­pecte d’une signification transcendante — de ce miel béatifique pour l’obtention duquel les Devas eux-mêmes ont dû si durement s’échi­ner. On nous dit que le Bouddha en a été le bénéficiaire sans même nous préciser de qui il s’agit : est-ce Sâkyamuni ou une de ses « incar­nations » postérieures — comme il est plus probable? Mais là n’est pas la question. Ce qui importe au chroniqueur c’est l’effet méritoire d’une aumône au Bouddha ; faire du donateur le dispensateur d’un bien supra-terrestre risquerait d’inverser les rapports des deux pro­tagonistes en impliquant pour le « marchand » un statut secret si émi­nent qu’en comparaison même la dignité ultérieure d’Empereur constituerait une promotion négative. Or l’objet des divers panégyri­ques est d’exalter l’image d’un homme dans le registre où il a excellé et atteint un pouvoir hors du commun, celui de la fonction royale. Sous cette réserve on peut dire qu’après le don de la terre, c’est-à-dire des «nourritures terrestres », par l’enfant, rien ne s’oppose à ce que le don du «miel» par le « marchand » s’interprète comme celui des « nourritures spirituelles », le bénéficiaire en étant tout à fait digne, ainsi que l’atteste son titre d’«Éveillé ».

Baratter le monde : le 4ème vase

à suivre dans mon prochain livre ici :

Une réflexion sur « Le bol et la bulle : apologie du vide ou le barattage du monde »

  1. quel talent de conteur de révéler les images, les symboles avec talent… merci Jacob l’éveilleur

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