Xvarnah ou les secrets de la Pierre cubique

Dans l’imaginaire de l’Iran antique, il est une terre originelle que l’imagination active mazdéenne a transmuée en symbole et centre de l’âme, une terre intégrée aux événements spirituels dont l’âme est la scène. Cette terre, perçue comme située en Erân Vêj, c’est-à-dire à l’origine et au centre de toutes choses, flamboie aux aurores en ses hauts sommets tandis que des torrents d’eau vive dévalent leurs pentes où poussent des plantes d’immortalité.

la fontaine vive

En ces sommets de la terre originelle, qui est aussi centre de l’âme, ont lieu les hiérophanies de Xvarnah. Xvarnah est « un feu et un fluide vital qui, émané du soleil, se communiquait à l’eau, aux plantes, aux animaux et aux hommes pour culminer dans le roi et se manifester en auréole… ». Une puissance, une énergie de lumière sacrale, « qui fait jaillir les sources, germer les plantes, vaguer les nuages, naître les humains, illuminer leur intelligence » et « les investit d’une force surnaturelle les revêtant d’une dignité hiératique » pour Henry Corbin, qui traduit cette notion de Xvarnah par « Lumière-de-Gloire », alors que d’autres propose le terme de « semence ». Xvarnah est un terme délicat à traduire. Il recèle une vision énergétique des rapports paradoxaux qu’entretiennent l’eau et la lumière, entendue à la fois comme feu céleste et feu spirituel. Il est à la fois humidité vivifiante, fécondante et éclat, scintillement. Il est l’essence même de la géométrie des Muqarnas et d’une conception de l’espace qui nous est étrangère mais que nous allons tenter de comprendre.

passage du cube à la sphère

Les formes symboliques et leur retournement.

 

Nous définissons la relation de la sphère au cube par la distinction fonda­mentale entre la concavité inclusive — ou centripète — de la première et la convexité exclusive — ou centrifuge — du second. Ce n’est là qu’une vue provisoire et partielle des choses et il nous faut aller à présent plus avant, ce que nous allons faire à partir de l’exemple de la croix à 6 branches.

La croix à six branches n’est pas exclusivement inhérente à la sphère et ce n’est que par le fait d’une vue comparative que nous pouvons établir la distinction : le cube peut lui aussi s’inscrire dans la structure de la croix à six branches mais cette insertion ne va pas alors sans une adaptation voire une modification profonde de la vision. Pour cela il faut opérer la « conversion du regard » propre à l’initié.

La croix à six branches forme l’épure des trois dimensions ou des six directions de l’espace dont la sphère constitue l’enveloppe naturelle et logique. Si cette sphère n’était immatérielle et transparente le monde tri­dimensionnel qui s’y trouve contenu serait invisible et ne ferait alors pas partie du monde sensible.

Cette vision congruente avec la « sphéricité » n’est pas exclusive d’une vision congruente avec la « cubicité ». En effet, il faut voir, d’une part, que la croix à six branches est susceptible de s’intégrer dans une texture cubique de l’espace dès lors qu’on la conçoit comme résultant de la conti­guïté de trois cubes : voir plus haut. Il est par ailleurs à noter que la prolifération cubique est quasi organique et ne cesse de s’auto-engendrer dès lors qu’elle est perçue.

Les figures 3 et 4 valent essentiellement par comparaison. Or, toutes les deux dérivent pareillement de la figure 2 qui en est la synthèse et l’archétype commun. Le paradoxe de la figure 2 est précisément de contenir à la fois la « lecture » de la figure 3 et celle de la figure 4. Cette double lecture s’effectue au prix d’une transformation de la réalité sensible, d’une conversion du regard que seul l’initié ou l’illuminé peut atteindre.. Malgré l’absence apparente de relation logique entre la structure de la figure 3 et celle de la figure 4, il en existe une d’ordre supra-logique puisqu’on sait identifier la structure originelle dont elles sont les formes dérivées. La coexistence de la figure 2 et des figures 3 et 4 fait la démonstration de la possibilité de conversion d’une forme archétypique donnée en deux représentations antinomiques. Cette démonstration est applicable mutatis mutandis aux cas les plus transcendants de retournement.

Qu’il s’agisse en l’occurrence de retournement, nous pouvons le démontrer de diverses façons. D’une part, et c’est l’observation la plus immédiate, les figures 3 et 4 paraissent n’être autre chose que la même figure retournée. Or, nous l’avons vu, la genèse des figures 3 et 4 est tout autre. Elle procède à partir de la même structure centrale (partie gris clair) à laquelle sont ajoutés, dans chaque cas, trois des six losanges restants de l’hexagone de la figure 2 (losanges gris foncé pour la figure 3, losanges blancs pour la figure 4). L’effet de figures tête-bêche tient à l’orientation différente donnée par l’adjonction des losanges. Il s’agit de retournement effectif et non de manipulation de figure.

Complémentairement, on peut ajouter que les deux figures se rapportent à deux conditions d’observation tout à fait différentes : la figure 3 est vue de dessus, la figure 4 de dessous. Or, redisons-le, la structure centrale est commune et invariable. Il faut donc admettre que la figure 3 a pour effet ou bien d’élever l’observateur ou bien d’abaisser l’objet d’observation de telle sorte qu’il en résulte une illusion de survol, de vision « panoramique » ou « cavalière » et que, conjointement, la figure 4 a pour effet ou bien d’abaisser l’observateur ou bien d’élever l’objet d’observation de telle sorte qu’il en résulte des effets inverses.

Ces deux observations sont tellement évidentes qu’on ne saurait davan­tage insister à leur sujet. Il nous reste à faire état d’une troisième qui est en quelque sorte la conséquence plus subtile des deux précédentes ; elle illustre ce que peut avoir de fondamentalement précaire la notion de réalité, confor­mément à la position métaphysique védantine — mais il n’est pas sûr qu’un positiviste occidental l’entende de même. Il faut se reporter une fois de plus aux figures que, pour la commo­dité, nous reproduisons ci-dessous de façon appropriée au détail qui nous intéresse :

La croix à 6 branches : vision interne et externe

 

La Maya

Nous avons affaire dans les deux cas à la même croix à six branches déterminant six plans répartis dans l’espace à trois dimensions. Or, tout se passe comme si nous comparions deux croix opposées. Si nous identifions chacune des branches par une lettre, nous constatons que les branches a, c et e sont perçues comme des arêtes en relief dans la figure 3 et en creux dans la figure 4 — et inversement pour les branches b, d et f. Il s’agit là d’un effet paradoxal car « a », « b », etc. sont rigoureusement identiques dans les deux figures et rien à priori ne laisse prévoir qu’une droite puisse être responsable d’une inversion complète des reliefs si ce n’est par l’incidence des lignes secondaires en pointillés qui intègrent l’ensemble de la croix à six branches dans deux économies antinomiques : la pyramide de cubes pointe en haut et celle pointe en bas. Il faut admettre que le retournement constaté — conver­sion de la ligne « extérieure » ou « convexe » (si on peut qualifier ainsi une droite) en ligne « intérieure » ou « concave » et réciproquement — ressortit à l’un des multiples cas d’illusion optique (figures de Winterri, de Schrœder et, surtout, « livre de Mach » et « cube de Necker »). Toutes ces références déjà anciennes montrent que le phénomène a intrigué depuis longtemps et qu’on a même cherché à en répertorier les principales manifestations. Voilà bien une attitude symptomatique : faute de pouvoir réformer et maîtriser la vision, on s’est efforcé de codifier le phénomène, de sérier les cas… bref de substituer un semblant de raisonnement et de logique au trouble et à la sensation brute. S’il ne manque pas d’intérêt, le propos ne résout rien et reste heureusement assez anodin pour ne pas mettre en cause le fait fondamental [u constat : la propriété pour certaines figures de représenter à la fois une chose et son contraire ! Outre ses implications épistémologiques au regard un rapport : signifiant / signifié, ce qui rend le fait fascinant c’est évidemment qu’il constitue une illustration particulièrement adéquate et irrécusable de la mâyâ; c’est que la perception se trouve ainsi prise en flagrant délit ‘erreur, de défaut d’interprétation ; que l’illusion, enfin, concerne tous les hommes sans exception et notamment les plus « positifs », ceux qui tablent sur une connaissance exacte, définitive, bref « scientifique » du réel. Il s’agit d’une pierre d’achoppement pour l’esprit positiviste et même si elle ne suffit pas à lui faire perdre sa superbe c’est une mise en cause de son système de valeurs susceptible de ruiner sa belle certitude sur tout. À cet égard, l’irréductibilité de ces cas d’aberration est providentielle car ils permettent à la métaphysique intégrale de rabattre les prétentions des tenants du matérialisme, empirisme et autres dont l’impérialisme intransigeant a longtemps pris le masque de l’esprit scientifique pour s’imposer.

Pour bien cerner le phénomène et être assuré qu’il est inhérent à tout œil humain et non à celui seulement de quelques malades ou anormaux, considérons un instant le cas du carrelage ci-après formé de losange noirs et blancs (tessellated).

Si, dans cette surface, on concentre le regard sur un losange noir quelconque celui-ci peut être vu :

  • ou bien, comme la face horizontale vue de dessous du cube déterminé par combinaison avec les deux losanges blancs verticaux qui lui sont contigus du côté de l’élévation (cube a),
  • ou bien, comme la face horizontale vue de dessus du cube déterminé combinaison avec les deux losanges blancs verticaux qui lui sont contigus du côté opposé (cube b) :

Or — et c’est là que réside l’aberration oculaire —, quand l’œil voit dans le carrelage un cube selon (a), il voit tous les autres ensembles de trois anges environnants comme une multitude de cubes (a) : la représentation qui en résulte est celle de la figure 4 généralisée. De la même façon, quand il voit dans le carrelage un cube selon (b) il voit tous les autres ensembles de trois losanges environnants comme une multitude de cube: (b) : la représentation est alors celle de la figure 3 généralisée.

Ce genre d’aberration est facilité par le découpage du champ visuel en losanges égaux ; l’oeil étant dépourvu de tout repère, le regard est sans cesse menacé de « dérapage » d’un losange à l’autre et donc de la vision (a) à la vision (b) ou vice-versa. Pour montrer la facilité de translation d’un cas à l’autre et le piège que constitue pour l’œil une telle mosaïque, il suffit d’en isoler cinq losanges. Deux losanges contrastés suffisent à composer avec un losange noir un cube (a) ou un cube (b). Dans cet exemple très limité le losange médian sert conjointement à la représentation des deux cubes contraires sans que l’oeil puisse empêcher cette annexion d’un côté ou de l’autre. Or, lorsqu’on réalise que cette annexion latérale va de pair avec une annexion transversale et que cette double possibilité d’annexion est propre à chaque losange du carrelage, on conçoit que l’œil ne puisse résister à pareille force d’illusion. La mosaïque tessellated est ainsi une expression parfaite du jeu de Mâyâ; privé de tout système de référence, l’œil ne parvient pas à cor­riger sa vision, il oscille du cas (a) au cas (b) sans pouvoir faire cesser l’alter­native trompeuse et se fixer sur une réalité certaine ; tant que l’image glisse et dérape d’une représentation à l’autre le réel échappe, on est dans màyà; il ne serait possible d’en sortir qu’en cassant le carrelage magique.

ce qui est en haut est aussi en bas

Il faut ajouter que le « cas » (a) étant plus difficile à réaliser que le « cas » (b), il peut arriver que l’œil voyant un cube isolé selon (a) voie néanmoins tout ou partie des cubes environnants selon (b). Il en résulte un trouble supplémentaire qui dure jusqu’à cessation de la distorsion et homo­généisation de la vision sur (a) ou (b).

Revenons, comme nous l’avions annoncé, à la figure 4 et abordons le pro­blème dont elle est l’épure simplifiée, celui de la transition du cube à la sphère.

Mais, au préalable, une observation s’impose. Ce n’est pas par le fait d’un lapsus que nous inversons la formule habituelle « de la sphère au cube » qui, du point de vue métaphysique, prévaut forcément puisque la sphère est la forme primordiale et que c’est par l’effet du retournement de fin de cycle que s’effectue le « passage » au cube. C’est le processus considéré par R. Guénon.

Dans le cas présent il s’agit bien du « passage » inverse du cube à la sphère qui trouve une application courante en architecture. En effet, le cube est l’élément de base, il constitue la fondation — ce n’est pas seulement de façon symbolique qu’il exprime la stabilité — et à ce titre il est constructivement antérieur à la sphère (ou plutôt à la demi-sphère) du dôme qu’il supporte. Pour résoudre la transition entre la forme angulaire du cube et l’hémisphère qui le surmonte, l’architecte a dû s’ingénier à trouver un procédé qui évite toute solution de continuité génératrice de fissures responsables à terme de la ruine de l’édifice. Ce procédé a un nom, c’est le « pendentif » — variante de forme courbe, donc plus élaborée, de l’écoinçon triangulaire.

Pendentif

Or, dans l’architecture islamique, le pendentif a reçu un traitement tout particulier qui, par son économie générale, l’assimile à la structure de la figure 4. En effet, la surface courbe, en forme de pyramide renversée, s’y trouve décomposée en un certain nombre d’éléments identiques qui, à partir de l’élément de base situé à la naissance du pendentif, se multiplient par degré successifs avançant progressivement à partir des quatre angles au point de se rejoindre pour former l’assise circulaire de la coupole terminale. Ce type de pendentif est appelé en arabe muqarnas. Les éléments constitutifs du muqarnas forment des gradins en saillie dans le vide ; nous avions déjà noté la même impression de suspension dans l’apesanteur à propos de la figure 4. Le terme arabe évoque cette disposition ; il est dérivé de la racine QRN (corne, pointe, sommet, angle), soit une allusion au fait que les éléments répétitifs du muqarnas — le plus souvent en forme d’alvéoles décorées de motifs pendant comme des stalactites — se superposent en surplomb les uns par rapport aux autres de sorte qu’on a affaire à une avancée continue de pointes ou plutôt de formes alternativement concaves et convexes dont l’enveloppe géométrique fait le raccordement entre le carré et le cercle. Les éléments du muqarnas ne peuvent tenir en porte à faux que parce que leurs poussées — isolément contraires à la stabilité et génératrices de chute — s’annulent, compensées par celles des éléments, symétriquement opposés, l’ensemble constituant une ceinture circulaire destinée à recevoir le dôme qui refermera et couronnera la construction. Ce genre d’architecture est synthétisé par la qubba, édifice typique du monde musulman composé d’un cube surmonté d’une voûte hémisphérique.

L’étoile à six branches ou la naissance du cube puis du dôme. Dans notre ouvrage  » Le Verbe architecte nous expliquons comment le cube fut introduit dans le rituel des bâtisseurs.

Indépendamment de cette fonction de transition entre deux formes aussi irréductibles que le cube et la sphère, qui en fait une sorte de barzakh architectonique, le muqarnas ressortit à sa manière au monde du retournement. Lorsqu’on s’astreint à observer longuement ses découpages décoratifs on ne peut pas ne pas être saisi de vertige. Comme si un parti pris de trompe-l’œil avait été recherché, le muqarnas est source d’illusion : confronté à cet assemblage de cavités et de reliefs qui semble s’avancer et s’élever imper­turbablement dans le vide au mépris de l’équilibre et des lois de la pesan­teur, écrasé et fasciné par le foisonnement des niches, alvéoles, arêtes et stalactites qui décomposent tellement la paroi qu’ils en font oublier ou empêchent d’en apprécier correctement la troublante inclinaison, l’œil perd toute notion de la réalité : la prolifération des plans, leurs intersections savantes, leurs assemblages contrastés font que la vision oscille sans cesse du concave au convexe; le jeu des lumières et des ombres augmente encore l’aberration : un moment une niche apparaît en saillie entre les stalactites qui l’encadrent, un autre moment en renfoncement ; le muqarnas entier paraît s’animer, vibrer, être mobile et se multiplier en compositions indéfi­nies de motifs. Il offre à l’observateur non seulement l’image d’une masse qui échappe à toute description, délimitation et détermination, mais encore d’une masse menaçante prête à s’écraser sur lui, comme pour l’incorporer de force à la magie des formes, pour le faire entrer — par une douce et subtile violence — dans le jeu de cette si inquiétante màya. islamique.

 à suivre dans mes livres et dans ma boutique …

 

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ps : c'est un fait bien connu que les actuelles et soi disantes loges ne délivrent plus d'enseignement propre à faire progresser sur le chemin des vérités éternelles et c'est pourquoi j'ai crée ce blog afin de suppléer à l'infortune des chercheurs de vérité. JDK eques ab cygno

Une réflexion sur « Xvarnah ou les secrets de la Pierre cubique »

  1. XVARNAH LUMIÈRE ET FLUIDE DE GLOIRE, UNE ÉNERGIE SACRALE QUI IMPRÈGNE LES PLANTES… LES ARBRES, LES PIERRES, L EAU, LES ÉLÉMENTS ET TOUTES CRÉATURES VIVANTES SUR TERRE… STIMULE LES CELLULES ET LEUR DIFFÉRENCIATION… INSPIRE LE GÉNIE ET L’ILLUMINATION… MERCI JACOB

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