La quatrième fonction et le code des 4 couleurs : une introduction à la Tradition primordiale

Fonctions tripartites : Enluminure médiévale, British Library : le clerc, le chevalier et le travailleur

 L’« ultra-histoire » des Indo-Européens

Lors de sa fameuse leçon inaugurale prononcée au Collège de France, le ler décembre 1949, Dumézil circonscrivait ainsi la temporalité de son domaine d’exploration : « En réalité, comme tout ce qui se couvre du nom d’indo-européen », notre étude ne concerne pas la préhistoire, mais l’histoire, la plus vieille histoire accessible de chacun des peuples dont on sait qu’ils contenaient un élément indo-européen assez fort pour avoir imposé sa langue. » Devant les auditeurs du Collège, il justifiait, avec pru­dence, une démarche qui pouvait aisément s’apparenter à celle de l’historien, dès l’instant où il recourrait aux plus anciens textes censés éclairer les temps les plus reculés. Ce faisant, il ne s’agissait pas seulement d’étudier tel ou tel texte pour ce qu’il était à l’époque qui l’avait vu naître, mais, par la comparaison systématique avec d’autres, d’attester implicitement — mais nécessairement — la véridicité de son contenu, donc, partant, des faits qui y étaient consignés. Mais parler des Indo-Européens revient, en effet, à isoler, dans la longue nuit des temps, ces quelques milliers d’années qui séparent cette période qui n’appartient plus tout à fait à la préhistoire de celle qui n’est pas encore advenue comme ce que l’on appelle conventionnellement l’Antiquité.

Ainsi, les Indo-Européens seraient cette communauté ethnolinguistique qui remonterait au stade terminal du Néolithique (appelé Chalcoli­thique), tandis que son stade final se situerait au Cuprolithique, soit la période située entre le Néolithique et les débuts de l’âge de bronze. De la sorte, l’archéologue James Patrick Mallory considère que les Indo-Européens (IE) seraient apparus vers 4500 – 5500 avant J.-C. pour se disperser vers 2500 avant J.-C. Leur datation semble donc à peu près faire consen­sus, tandis que leur localisation géographique — le recensement des fameux « foyers » ou habitats originels à partir desquels les IE se seraient dispersés — ne laisse pas de perdre archéologues, historiens, philologues et linguistes dans un abîme de conjectures. Mais, là encore, on est à peu près sûr de leur provenance eurasiatique, sans, néanmoins, que le berceau d’origine (1′ Urheimat) à partir duquel les IE rayonnèrent dans toute l’Eurasie soit parfaitement circonscrit. N’en déplaise aux romantiques de tout poil, cela fait des lustres que les meilleurs indo-européanistes ont évacué les thèses, sympathiques mais scientifiquement douteuses, d’une origine circumpolaire (avec leurs avatars littéraires que sont l’Ultima Thulé et la fantasmagorique Atlantide), nord-euro­péenne, anatolienne, baikano-danubienne, caucasienne, indo-iranienne, pour ne retenir que l’hypothèse — elle-même toujours en débat — des steppes européennes (Ukraine et Russie méridionale) adossée à la théorie des kourganes. Formulée, en 1956, par l’archéologue Marija Gimbutas à la suite de fouilles entreprises entre Dniepr et Volga, cette théorie avance le scénario, jusque-là non sérieusement contredit, d’une conti­nuité ethnoculturelle indo-européenne fondée sur des caractéristiques communes : rites funéraires (d’où le mot russe, d’origine turc, kurgàn pour «tumulus »), économie d’élevage, société hiérarchisée, patriarcale et guerrière, architecture massive, habitat fixe, sacrifices rituels, etc.

Les recherches, notamment en paléontologie linguistique, ont permis de reconstituer, certes de manière très fragmentaire, à la fois le concept même de l’Indo-Européen en tant qu’ancêtre vraisemblable de l’Eu­ropéen actuel et sa langue porteuse d’une civilisation spécifique.

Quant à l’usage du terme « indo-européen », dans sa préface à Jupiter, Mars, Quirinus (1941), Dumézil note que «par référence à l’aire ainsi couverte, le peuple inconnu d’où se sont détachés tant de rameaux a reçu des savants modernes un nom composé purement symbolique, qui parle à l’esprit plus qu’à l’imagination : ce sont les Indo-Européens ». Soulignons que, dès 1941, Dumézil avait également réglé le sort du mot «Aryens ». Ainsi, il relevait, dans Jupiter, Mars, Quirinus, son origine spécifiquement indo-iranienne (du sanscrit ârya, « nom commun des trois classes « qui comptent » » ; et du « nom national des « Iraniens » de l’Iran et de ceux des Osses »), affirmation qu’il réitérera un an avant sa mort dans L’oubli de l’homme et l’honneur des dieux : «Je l’ai [le mot «Aryens »] toujours enfermé dans son usage légitime, c’est-à-dire appliqué aux seuls peuples dont on sache par des textes qu’ils se sont ainsi nommés, les Indiens et les Iraniens. » Arya était, en d’autres termes, l’ethnonyme par lequel les Indo-Iraniens se désignaient eux-mêmes.

Précisons, sans conclure sur cette vaste question, que le schème trifonctionnel mis au jour par Dumézil ne peut se résumer, selon un nominalisme réducteur, à trois « activités » proprement dites, ainsi que l’on a générale­ment tendance à le croire. La taxinomie trifonctionnelle est d’autant moins à prendre au pied de la lettre qu’elle s’est présentée, pour son décou­vreur et ses continuateurs, comme un continent immense dont nombre de parties et recoins demeurent encore aujourd’hui inexplorés.

Lupercales à Rome. Les Lupercales (en latin, Lupercalia) sont, dans la Rome antique, des fêtes annuelles célébrées par les luperques du 13 au 15 février, près d’une grotte nommée le Lupercal (située au pied du mont Palatin et peut-être découverte en novembre 2007), en l’honneur de Faunus, dieu de la forêt et des troupeaux.

Ainsi en est-il de la « quatrième fonction » qui ne se justifie que par complémentarité avec la tripartition initiale dont elle est la clé de com­plétude, sinon de finitude — la tripartition fonctionnelle symbolisant l’ordre du monde, du moins celui que se figuraient les proto-Indo‑Européens, tandis que la quatrième recouvrirait le « non-ordre », qui ne serait pas systématiquement synonyme de chaos, ainsi qu’en témoignerait l’approche quadri fonctionnelle des Lupercales et Saturnales, fêtes de l’ancienne Rome et la théorie plus récente des quatre couleurs qui était passée inaperçue.

La quatrième fonction et le code des 4 couleurs

 

Les quatre chevaux de l’apocalypse et le code des 4 couleurs, les deux aurores puis le jour et la nuit.

L’hypothèse de la quatrième fonction (F 4), a été proposée il y a quarante ans par Alwyn et Brinley Rees à partir de la tradition celtique, notamment la géographie traditionnelle de l’Irlande. G. Dumézil n’avait pas condamné l’hypothèse, mais pensait qu’il s’agissait d’une innovation locale. La théorie de la quatrième fonction fut ensuite défendue et systématisée par un spécialiste anglais de l’Inde, N. Allen’.

Une chose est claire : les peuples proto-indo-européens pensaient la trifonctionnalité comme structure du monde conçu comme ordonné et avaient une vision de l’univers.  Dans la pensée indo-européenne ce domaine du non-ordre, par définition étranger à la structure trifonctionnelle, était néanmoins pris en compte dans une structure totalisante. Il était en conséquence mis en série avec les trois fonctions lorsqu’on voulait couvrir l’Univers entier, et non seulement sa partie ordonnée. Ce terme pouvait fonctionner soit comme un élément complémentaire, soit comme opposé ; en tout cas, dans la mesure où il entre dans des séries, il peut être considéré comme topologiquement analogue aux trois fonctions duméziliennes, et être qualifié de quatrième fonction (F4), même si cette fonction est hétérogène aux trois autres, et de nature disparate.

Cette quatrième fonction comprendrait tout ce qui est à l’extérieur de l’ordre. On y trouverait donc, pour citer Allen « ce qui est « other, beyond or outside », « autre, au delà ou à l’extérieur » ; ce qui est « éloignement psychique, disqualification sociale (étrangers, esclaves), hostilité aux dieux (les démons), forces étrangères à l’ordre, à l’harmonie et à la continuité (comme le chaos, la discorde et la mort) » mais aussi ce qui « est au delà de l’intelligence, le fantastique / inquiétant, le mystérieux, ce qui touche à l’autre monde, le paradoxal ».

Loki, dieu de la discorde et des embrouilles