Les cavaliers de l’Apocalypse et les couleurs de la Tradition

L’interprétation dumézilienne les chevaux colorés de l’Apocalypse de Jean peut-elle s’appuyer sur les sources iconographiques ou les textes plus tardifs ? Les commentaires théologiques n’apportent rien ; mais les enluminures des commentaires du Beatus témoignent d’une influence iranienne, en particulier dans la représentation du premier cavalier ; et l’iconographie de saint Georges va dans le même sens. Des légendes d’origine celtique ou germanique démontrent l’origine indo-européenne du thème des cavaliers colorés. Ce thème est profondément enraciné dans l’imaginaire médiéval.

Zacharie, I, 8. «J’eus une vision pendant la nuit, et voici: un homme était monté sur un cheval rouge (Truppóv), et il se tenait au milieu des deux montagnes ombragées, et derrière lui des chevaux rouges (ruppoi), et pommelés (фарос) et bariolés, et blancs (Xeuxoi); et je dis : Qui sont ceux-ci, Seigneur ? Et l’ange qui me parlait me répondit : Moi je te montrerai ce qu’ils sont ; et l’homme qui se tenait entre les deux montagnes me répondit, et me dit : Ce sont ceux que le Seigneur a envoyés pour parcourir la terre. Et ils répondirent à l’ange du Seigneur qui se tenait entre les montagnes et dirent: nous avons parcouru toute la terre et voici: la terre tout entière est en repos et tranquille…»

Une remarque s’impose : l’ordre des trois premières couleurs correspond exactement à l’ordre canonique des couleurs des trois fonctions indo-européennes ; ordre qui rend compte d’une hiérarchie. Selon G. Dumézil : « Le blanc caractérisait la puissance magico-religieuse et juridico-religieuse, le rouge la force guerrière, et une couleur foncée — vert, bleu, noir — la fécondité… » Le fondateur de la nouvelle mythologie comparée avait repéré la correspondance entre les couleurs des varna indiennes — le mot qui désigne les castes signifie proprement « couleurs », et celles des courses de chars (equirria) romaines, fondées par Romulus, les cavaliers — et non les chevaux, mais au niveau symbolique cela ne fait guère de différence —étaient blancs (albati), consacrés à Jupiter, rouges (russati), consacrés à Mars, verts (virides), consacrés à Vénus.

Quant aux cavaliers de Jean, il pourrait s’agir, nous dira-t-on, d’un hasard dû au jeu de transformations aléatoires à partir des textes du Proto-Zacharie. Mais le « commentaire » donné par les attributs des cavaliers vient confirmer avec une netteté frappante la pertinence de l’analyse fonctionnelle.

Le cavalier blanc, première fonction

« Je regardai, et voici, parut un cheval blanc. Celui qui le montait avait un arc ; une couronne lui fut donnée, et il partit en vainqueur et pour vaincre. » (Apocalypse 6:2)

Le premier cavaliers a toujours été considéré comme une crux interpretum, «une des plus grandes énigmes de ce livre qui en compte tant », en raison particulièrement de son caractère ambigu : s’agit-il d’une puissance maléfique (comme le ferait penser sa situation dans l’ensemble des quatre cavaliers) ? Mais quel fléau incarne-t-il ? On est allé jusqu’à en faire l’Antichrist. Sa fonction peut à première vue passer pour militaire (et dans ce cas, comme cela a été souvent remarqué, ferait double emploi avec celle du deuxième cavalier) ; mais pour lui il s’agit en réalité moins de combattre que de vaincre. Ce cavalier prédestiné à la victoire est d’autre part indiscuta­blement royal : ce sont ces deux thèmes, victoire et royauté, que peut représenter sa couronne.

En un sens, on admettra qu’il évoque la menace de l’invasion, à la rigueur de l’impérialisme, mais pas de l’impérialisme romain, malgré certains auteurs. L’arc fait en effet plutôt penser aux guer­riers iraniens. Les commentateurs ont donc très souvent songé aux Scythes, fameux entre tous dans la culture antique comme archers à cheval, ou aux Parthes qui excellaient éga­lement dans cette méthode particulière de combat, si dangereuse pour les légions, où la fuite simulée donne l’occasion de tirer en arrière une flèche inattendue et meurtrière. « Tout citoyen romain reconnaissait à cet arc les Parthes, qui ne cessaient d’in­quiéter les frontières orientales de l’Empire ». Catulle (11, 6) appelait les Parthes sagittiferi. Certains exégètes, attachés à une méthode qui tente d’expliquer chaque énigme par une allusion à quelque événement contemporain, ont même cru reconnaître le roi parthe Vologèse qui en 62 apr. J.-C. força une armée romaine à capituler; mais cette interprétation ne paraît guère satisfai­sante à qui veut trouver sens et cohérence à l’ensemble, comme le soulignait G. Baldensperger. J. Ellul, lui non plus, n’est en rien convaincu : « Le seul argument en faveur des Scythes, c’est l’arc. Il faudrait expliquer pourquoi leur cheval est blanc, et à quoi cor­respond leur couronne… » C’est justement à cette question de bon sens, portant sur la cohérence des couleurs et des attributs, que notre analyse peut donner une réponse.

Commençons donc par cet attribut caractéristique : l’arc  est fortement valorisée chez les Indo-Iraniens ; un jeune Perse apprend « trois choses seulement : monter à che­val, tirer de l’arc, dire la vérité » (Hérodote, I, 136). Ainsi l’arc devient l’arme du guerrier noble par excellence, voire une arme royale : la flèche frappe loin et doit frapper juste ; le tir à l’arc exige calme, attention, décision. Dans l’Inde ancienne, « le sacrifice qui engendre, produit un roi, le rajasùya, constitue un rituel extrêmement vaste » dont la signification trifonctionnelle est évidente; le nouveau roi reçoit un arc et trois flèches.

L’archer à cheval est bien le guerrier iranien par excel­lence, et ceci devient plus net encore à l’époque parthe; à partir des Arsacides jusqu’aux Sassanides, c’est le roi lui-même qui est volontiers représenté comme un archer à cheval. Mais déjà, dans l’inscription qui ornait son tombeau, Darius proclamait fièrement  « Je fus parfait cavalier, et parfait archer ». Le cheval blanc, d’autre part, signifie, pour les Indo-Européens en général et les Indo-Ira­niens en particulier la première fonction, de Souveraineté.

Pourquoi ce cavalier scythe ou plutôt parthe est-il si visiblement royal ? Quelle est en fin de compte sa signification, d’une manière générale et par rapport aux autres cavaliers ? Il est évidem­ment nécessaire et éclairant de rapprocher — comme l’a fait naturellement tout un courant de commentaires le premier cavalier et sa monture blanche d’un autre passage de l’Apocalypse, à savoir XIX, 16 : « Alors je vis le ciel ouvert, et voici un cheval blanc ; celui qui le monte s’appelle « Fidèle » et « Vrai » ; il juge et fait la guerre avec justice. Ses yeux ? Une flamme ardente ; sur sa tête, plusieurs diadèmes ; inscrit sur lui, un nom qu’il est seul à connaître ; le manteau qui l’enveloppe est trempé de sang ; et son nom ? le Verbe de Dieu. Les armées du ciel le suivaient sur des chevaux blancs, vêtues de lin d’une blancheur par­faite. De sa bouche sort une épée acérée  pour frapper les païens… »

Ce cavalier unique (mais à la tête d’une cavalerie blanche) — qui sans doute ne doit pas être confondu, dans la logique de l’œuvre, avec notre premier cavalier, même si, après Irénée (au IIe s. apr. J.-C.), de très nombreux commentateurs et artistes ont fait cette confusion » — ne constitue pas en lui-même une énigme très obscure : c’est le Christ ; l’épée flamboyante qui sort de sa bouche est l’image de la «parole de Dieu ». Si nous considérons l’image signifiante en elle-même, nous voyons qu’elle réunit, une fois considérée dans son rapport aux quatre cavaliers, les fonctions et les couleurs des deux premiers, à savoir la Souveraineté « blanche » (avec les couronnes) et la Guerre « rouge » (avec l’épée) ; mais dans ce cas les fonctions sont positives. Ce cavalier blanc, c’est un combattant, mais c’est avant tout un roi et un juge juste : il ressortit essentielle­ment de la Ire fonction, comme l’indique la dominante blanche de l’ensemble du passage. C’est pourquoi la confusion de ces deux «cavaliers blancs », regrettable si l’on se place dans la logique de l’œuvre prise comme un ensemble, s’explique cepen­dant aisément et se justifie en un sens, puisqu’il s’agit de deux images royales. Du reste le Cavalier blanc  rappelle la Vision préparatoire du Christ Imperator (I, 12-16) où l’image du Seigneur en majesté confond la lumière mystique chère à la théologie johannique, la couleur blanche symbole de pureté, et la lumière blanche et rayonnante associée aux dieux souverains par les traditions indo-européennes. Nous trouvons à propos de ce thème particulier de la couleur blanche, un syncrétisme profond entre deux conceptions sym­boliques et religieuses d’origine différente.

On peut s’interroger sur le premier des quatre cavaliers, il ne saurait en réalité signifier le Christ ni avoir un rôle directement positif; il inaugure les fléaux et forme avec eux une série formel­lement cohérente. C’est bien là le fait important : l’hypothèse d’un emprunt à l’Iran appuyée sur l’analyse dumézilienne de la Ière fonction permet non seulement d’expliquer le détail de l’ima­gerie, mais de lui rendre une cohérence. Bien entendu, un sym­bole apocalyptique est par définition polysémique dans ce sens que l’interprétation en reste ouverte : on a pu, dès l’Antiquité et jusqu’à nos jours, en passant par Beatus, faire de ce roi archer et cavalier l’incarnation de la prédication évangélique. Une alternative fait du cavalier blanc « la personnification du jugement divin dont les instruments seront le trio traditionnel de la guerre, de la famine et de la peste ».

Le cavalier rouge, seconde fonction

 

la suite à venir …


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