Les Berbères ou le dernier secret des Atlantes : première partie

Qui sont les berbères ?

Il est de tradition de considérer les Berbères comme les premiers occupants de l’Afrique du Nord, ceux qui sortent de l’ombre lorsque l’écriture y apparaît, dans la première moitié du premier millénaire avant notre ère, avec Carthage. On l’a souligné au temps de la colonisation : l’histoire, au Maghreb, est venue d’ailleurs. Elle commence avec l’établissement des Phéniciens sur le site de Carthage, et c’est à partir de ce foyer phénicien on dit aussi punique, que se déploient la culture urbaine et les organisations politiques monarchiques en Afrique du Nord. Au IIIe siècle avant notre ère, sur le territoire de l’actuelle Algérie, émerge le royaume de Numidie, qui affirme sa puissance dans l’alliance avec Rome, contre Carthage, avec le règne de Massinissa. Sa première capitale est Cirta, l’actuelle Constantine.

Ces pouvoirs berbères sont les premiers dont l’histoire nous ait été transmise. La deuxième guerre punique en particulier 218-202 est l’occasion pour Massinissa d’agrandir son territoire, qui s’étendit alors sur l’essentiel du nord de la Tunisie et de l’est de l’Algérie d’aujourd’hui. Ces pouvoirs autochtones se maintiennent jusqu’en 46 av. J.-C. quand la Numidie devient une province romaine.

Les numides, vecteur de la christianisation dans l’empire romain

La précoce et rapide christianisation témoigne d’une assimilation accomplie à l’époque romaine. Le nombre d’évêchés, de basiliques, d’auteurs chrétiens originaires du Maghreb témoignent, dès le IIIe siècle, de cette conversion précoce.  La personnalité même de saint Augustin est un enjeu : colon romain ou berbère profondément romanisé ?

La conquête arabe : ni  l’Algérie ni la Tunisie ne sont arabes, elles le sont devenues progressivement

Aux yeux des Arabes, cette conquête a été difficile. Tout commence en 670. Les Arabes fondent alors Kairouan – dans l’actuelle Tunisie -, leur premier camp retranché au Maghreb, et il leur faut quarante ans pour conquérir le Maghreb, alors que deux années avaient suffi à la conquête de l’Égypte et quatre à celle de la Syrie et de l’Irak. La conquête est ponctuée de révoltes anti-arabes qui ne cesseront jusqu’à nos jours.

Ibn Khaldun

Cela indique surtout, pour reprendre les thèses d’Ibn Khaldun, le plus grand historien du monde islamique, qu’en Égypte, en Irak, en Syrie, c’est-à-dire dans les premiers territoires conquis, les Arabes ont rencontré des armées grecques ou perses de métier ou de mercenaires, qui dominaient des populations désarmées. Tandis qu’au contraire, au Maghreb, ils se sont visiblement heurtés à des populations, dont certaines au moins, n’avaient jamais été contrôlées par un pouvoir d’État. Des populations qui avaient donc résisté au pouvoir d’État romain, avant de résister au pouvoir d’État arabe.

En 682, le fondateur de Kairouan, Okba Ibn Nafi, est tué au retour d’un raid mené dans le Maghreb profond, près de Biskra dans une bourgade où se trouve aujourd’hui son tombeau. Les Arabes se replient sur Kairouan. Ils ne reprennent l’offensive que vers 695, et c’est là que se situe l’épisode fameux de la Kahina, la « devineresse » en arabe. Être combattu, et de surcroît vaincu, par une femme : il y avait de quoi attirer l’attention des chroniqueurs arabes, qui voient bien sûr dans ce gouvernement matriarcal le signe d’un primitivisme berbère.

La Kahina devait sans doute son pouvoir à son talent de devineresse. Elle le cède à ses fils après avoir prévu la défaite des Berbères, et en leur conseillant – ce sont les chroniqueurs arabes qui parlent – de se rallier aux Arabes. Une fois la Kahina disparue, après 702, la résistance berbère faiblit pour quelques dizaines d’années, avant de se réveiller brutalement avec la grande révolte entre 739 et 742, fondamentalement dirigée contre la fiscalité naissante de l’Empire arabe, et animée par une « hérésie » musulmane, le kharidjisme.

Les Arabes sont repoussés des territoires du Maroc et de l’Algérie actuelle pour environ trois siècles – entre 740 et 1050 environ. Ces régions, à l’exception d’une petite partie de l’est de l’Algérie, échappent complètement à l’Empire abbasside, dont la domination s’arrête avant Constantine. Une autre Algérie était encore alors possible. Elle ne se serait d’ailleurs pas appelée « Algérie » !. tel est l’un des paradoxes de l’histoire.

Après le trouble des années 740, qui gouverne l’Algérie ?

Dans cette sorte de no man’s land politique qu’est devenue l’Afrique du Nord viennent s’établir les Idrissides, une famille chérifienne descendant du Prophète vaincue dans les luttes civiles de l’Orient, qui fondent la ville de Fès au Maroc… En Algérie, la première entité politique est l’émirat de Tahert, dans l’ouest de l’Algérie actuelle, qui est créé en 762 par un « hérétique » de l’islam, un kharidjite d’origine persane, Rostum.

Ghardaïa vue d'ensemble
Ghardaïa, capitale du Kharidjisme, la troisième voie oubliée de l’Islam (ni chiite, ni sunnite). Arbitrage de Siffin. La tendance la plus radicale, les Azraqites, considérait tous les autres musulmans comme des incroyants !

Les kharidjites vont devenir durant deux bons siècles – entre 740 et 940 – une caractéristique berbère. Le kharidjisme est une version égalitaire de l’Islam, où certains orientalistes, comme Reinhart Dozy au XIXe siècle, ont cru reconnaître l’esprit berbère.

Les Berbères  prennent le pouvoir

A partir de la fin du Xe siècle, on assiste à une sorte de tremblement de terre, de glissement de terrain, à la fois ethnique et géographique. Ethnique d’abord : les Berbères prennent le pouvoir pour leur propre compte lorsque les califats expression par excellence de l’hégémonie arabe sur l’Islam perdent de leur éclat et de leur autorité. La première dynastie berbère importante de l’Afrique du Nord est la dynastie des Zirides, originaire de l’Algérois. Elle est désignée par les Fatimides des Arabes pour les remplacer en Tunisie au moment où ils partent s’établir en Égypte conquise. On attribue aux Zirides la fondation d’Alger Al-Jazaïr, « les îles » en arabe, dans la deuxième moitié du Xe siècle. Cette dynastie berbère apparaît en 973, exactement au même moment que la première dynastie turque sur le territoire de l’actuel Afghanistan à l’autre bout de l’Islam, signe de l’émergence de peuples nouveaux, au détriment des Arabes.

Bouleversement géographique ensuite : c’est l’ouest du Maghreb, qui prend pour la première fois le dessus. Au milieu du XIe siècle, commence en effet le temps des grandes dynasties berbères marocaines : almoravide 1055-1147, almohade 1147-1269 et mérinide 1248-1465, les deux premières dominant à la fois le Maghreb et l’Espagne. Ce temps des Berbères s’étend jusqu’au XVIe siècle.

Ces dynasties – surtout les Mérinides – ont dans l’ouest de l’Algérie leurs vassaux, à partir du XIIe-XIIIe siècle. C’est le début du grand essor de Tlemcen, née dans la dépendance des pouvoirs de Marrakech, et surtout de Fès. Tlemcen devient sans doute la ville culturellement la plus brillante du territoire de l’actuelle Algérie à la fin du Moyen Age. Ibn Khaldun et son frère sont au service de ses princes, dans la deuxième moitié du XIVe siècle.

Le problème de la langue berbère

Contrairement aux Turcs, les Berbères au pouvoir n’arriveront jamais à imposer le berbère comme l’une des langues de culture de l’Islam. Beaucoup de souverains parlent très mal l’arabe, on le sait car on se moque d’eux lorsqu’ils ont perdu le pouvoir. Tout l’appareil civil de la monarchie – les poètes, les secrétaires, les ministres – est constitué d’Andalous, qui maintiennent une présence culturelle arabe dominante dans les cours berbères. Ce sont en quelque sorte les « chiens de garde » de la langue arabe. Étrangement donc, ces dynasties berbères vont contribuer, au XIIe siècle, à l’arabisation du Maghreb en renforçant ou en créant des capitales de langue arabe Marrakech, Fès, Tlemcen.

Répartition des pouvoirs entre Berbères et Arabes

A l’est du Maghreb, au milieu du XIe siècle, une deuxième vague arabe bédouine, venue d’Orient, fait irruption sans doute quelques milliers de personnes, ce qui est assez pour prendre le pouvoir et remodeler une région parce que les armées de l’époque sont minuscules. On les appelle les « hilaliens », parce que l’une de ces grandes confédérations de tribus portait le nom de Banu Hilal Hilal veut dire le croissant de lune en arabe. En s’appuyant sur ce que dit Ibn Khaldun, beaucoup d’historiens de l’époque coloniale marquent là le début du déclin – démographique en particulier – du Maghreb. Les Arabes auraient « bédouinisé » le Maghreb, ils y auraient repoussé les limites de l’agriculture vers les côtes, et ils auraient profondément appauvri tout le haut plateau algérien. Une thèse que, pour des raisons évidentes, puisqu’il se proclamait arabe au moment de l’indépendance, le nouveau pouvoir de l’Algérie a violemment combattue.

De fait, au cours des trois siècles qui vont de la fin du XIe au XVe siècle, c’est dans ces tribus arabes que les pouvoirs maghrébins vont recruter leurs réserves de violence, leurs guerriers. Ibn Khaldun a été lui-même acheteur de soldats au nom des pouvoirs berbères de Tlemcen ou de Fès qu’il servait. Concrètement, l’État attribue à des tribus des parts de territoires sur lesquelles elles ont le droit de lever l’impôt. En échange, les tribus doivent fournir des guerriers lorsque l’État le demande. Mais de ce fait, peu à peu, le territoire réel de l’État se réduit.

 L’ouest du Maghreb devient le centre du pouvoir et l’est, l’Algérie actuelle, le domaine des tribus bédouines, insoumises.

C’est cela. Et donc, paradoxalement, l’Algérie est la grande matrice des pouvoirs, nous dit Ibn Khaldun, puisque les tribus bédouines y sont plus fortes. En Algérie, il n’y a pas de grande ville et donc pas de masse importante de « sédentaires » – au sens khaldunien du terme, c’est-à-dire des populations denses, soumises à l’État, fiscalisées – à l’exception de Tlemcen à l’Ouest et de Bougie et Constantine à l’Est. Le pays est donc une réserve de guerriers, et donc de pouvoir. La dynastie mérinide était originaire des hauts plateaux de l’Algérie de l’Ouest.

Les dynasties berbères s’effondrent partout à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. Au début du XVIe siècle, l’Algérie et la Tunisie passent au pouvoir des Ottomans. Au Maroc, c’est une famille chérifienne qui prend le pouvoir.

La régence d’Alger et les turcs

La régence d’Alger repose en partie sur les ressources extérieures, sur les Turcs. Venture de Paradis, qui visite Alger à la fin du XVIIIe siècle, explique que le régime turc est limité à la côte. Les Français, quand ils parlent des « Algériens » au moment de la conquête, désignent en fait les Turcs d’Alger.

D’où les deux conquêtes de l’Algérie : la France conquiert d’abord le pays turc, ce qui est relativement facile – davantage à Alger 1830 et à Oran 1832 d’ailleurs qu’à Constantine 1836 ou 1837. Et on s’aperçoit alors que l’on n’a presque rien conquis : simplement les zones littorales. Reste un autre pays : celui des tribus arabes et berbères, notamment la Kabylie, des zones sur lesquels les Turcs exerçaient une autorité très vague. La vraie conquête de l’Algérie c’est celle de Bugeaud contre Abd el-Kader 1839-1847, la conquête de l’intérieur.

les Français colonisent l’Algérie

Quand les Français arrivent en Algérie, deux choses les frappent d’emblée : d’une part, l’opposition entre une langue arabe des côtes et des régions telliennes, littorales, qui est plus ou moins d’origine « andalouse », et un arabe de l’intérieur. D’autre part, la distinction entre deux « races » : les Arabes et les Berbères.

Le général Daumas, l’un des fondateurs des Bureaux arabes, écrit, en 1853 ses Moeurs et coutumes de l’Algérie. Selon lui, les Berbères sont des démocrates, les Arabes des aristocrates ; les Berbères – il pense aux Kabyles – sont des agriculteurs, tandis que les Arabes sont fondamentalement des pasteurs ; les Berbères sont les hommes des montagnes et les Arabes les hommes des plaines. Toutes ces visions sont évidemment caricaturales. Daumas aime les Berbères pour leur sens de l’indépendance, pour leur orgueil, leur refus de l’humiliation. Il aime les Arabes pour leur aristocratisme, pour leur amour du cheval, leur générosité…

Daumas apprécie les deux « races ». Mais à la même époque l’Église et une bonne partie de l’opinion européenne marquent leur préférence pour les Berbères, jugés plus proches des Européens et dont on dit qu’ils sont plus « blancs ». C’est d’ailleurs vrai pour les réduits kabyles qui n’ont pas été touchés par la traite transsaharienne séculaire qui a surtout affecté les villes, et en a « noirci » le teint des populations. Mais l’idée que les Kabyles seraient nombreux à être blonds aux yeux bleus est un mythe – d’ailleurs tenace.

A l’époque de la guerre d’indépendance et dans la jeune nation algérienne, le récit national proclame que l’Algérie est une nation arabe. Mais c’est faux !

Les Kabyles ont été nombreux dans le mouvement pour l’indépendance. Ils ont été parmi les premiers émigrants en France, ils y ont fondé l’Étoile nord-africaine. Il faut dire aussi que les Kabyles n’ont pas été très nombreux dans l’armée coloniale, plus portée à recruter dans les tribus arabes, comme les pouvoirs l’avaient fait depuis des siècles. Après l’indépendance, mais cela a été le cas dans tout le monde islamique, les nouveaux pouvoirs ont décidé que les minorités n’existaient plus, dans une phase volontariste de construction de la nation. C’est aujourd’hui, partout et pas seulement en Algérie, un échec.

En Algérie, le soulèvement islamiste des années 1990-2000 a réveillé les dissidences, en particulier dans les zones montagneuses.

Autour de quelles caractéristiques le mouvement berbère se définit-il en Algérie ?

En Algérie, environ 25 % de la population peut être considérée comme berbère parce qu’elle parle une langue, un dialecte berbère. Les deux tiers sont des Kabyles 15 % de la population algérienne. La conquête tardive de la Kabylie, la révolte précoce des Mokrani, le fait que les premiers émigrants en France ont été des Kabyles, que le mouvement de la IIIe Internationale a été introduit en Algérie par des Kabyles…, de tout cela résulte une identité extrêmement affirmée, quasiment une identité « nationale », et ce même si les Kabyles se proclament, les premiers, algériens – et les premiers Algériens – du fait de leur forte représentation dans le mouvement national.

Mais ils ont un lien particulier avec le français, par opposition à l’arabe. Ainsi, la guerre d’indépendance qu’ont menée les Kabyles n’était pas une guerre culturelle contre la France, mais bien une guerre politique contre la colonisation. Voilà pourquoi ils n’ont jamais hésité à employer le français, et continuent à l’employer aujourd’hui.

Les Berbères marocains, eux, jouent un autre jeu, celui des peuples premiers, prenant comme modèle les Indiens d’Amérique. Ils revendiquent une place dans le royaume plus qu’un foyer national berbère. Dans le Sahara, aujourd’hui rattaché à l’Algérie, au Mali ou au Niger, les Touaregs posent au contraire clairement la question de leur indépendance.

Drapeau Amazigh

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