
LE POMMIER ET LES POMMES D’OR
L’arbre que mentionnent avec insistance, comme arbre primordial, toutes les traditions de l’Inde, est, nous venons de le voir, le pommier, sous l’espèce Jambû (le pommier rose). L’île du pommier (Jambûdvipa) se rencontre, comme élément de base, dans les cosmogonies de toutes les religions. Elle est aussi essentielle que le Mérou. Comment rendre compte de cette singularité ?
Il n’y a pas là une invention de l’Inde, puisque, chez les Scandinaves, la déesse de la vie immortelle, Idhuna, ou Iduh, s’identifie avec un pommier; c’est, au surplus, grâce à l’ambroisie extraite de la pomme que les dieux nordiques restaurent leur immortalité. En Grèce, Apollon tient à l’occasion une pomme, prix des Jeux Pythiques : on n’a jamais suffisamment remarqué ce détail, qui livre la clef du dieu hellénique; son nom, en effet, — Apellon au vocatif — n’est autre que l’appellation septentrionale de la pomme (anglais apple, allemand apfel, celtique abal, etc.). — Le beau dieu germanique Balder a, très probablement, même origine (son nom vient de a-pal-ler, applelree en anglais = pommier : voir A. H. Krappe, Mythologie universelle, p. 210). Apollon équivaut ainsi à Avallon, la fameuse insula pomorum, qui est l’un des noms de l’Ile Sainte (« insula pomorum, quæ Fortunata vocatur », dit la Vie de Merlin). Cette île des Bienheureux, où la tradition celtique médiévale fera plus tard « dormir » le roi Arthur, s’est hypostasiée dans la divinité hellénique la plus représentative des initiations, dans le plus prestigieux Libérateur qu’eût connu le paganisme. Cette incarnation des pommiers transcendants est au surplus venue des pays hyperboréens en Grèce sous l’aspect d’un loup-garou : ce qui achève de le situer. — En Asie, il nous semble probable que le grand Libérateur du bouddhisme, Avalokiteçvara, qui est le bodhisattva de l’ouest, fut également, dans son principe, en connexion avec l’Ile Sainte : son nom, qui n’a jamais été clairement expliqué, comprend, en effet, le vocable celtique qui désigne la pomme (A bal ou Aval); nous avons donc très probablement, affaire, tout au début, au Seigneur (Içvara) du lieu des pommes, ou de l’essence des pommes. Si avalokila en est venu à signifier l’illumination parfaite (tel est l’avis d’H. Zimmer), c’est parce que l’arbre ou le fruit d’immortalité communique la plénitude de la lumière; c’est là, en d’autres termes, un sens dérivé. Si notre conjecture est exacte, l’importance d’Avallon ressort avec un nouvel éclat.
Les traditions celtiques affirment que le pommier fut l’arbre du paradis terrestre. Elles ne mentent sûrement pas, en ce sens que la contrée identifiée rituellement avec l’Eden, — et plus tard les enceintes sacrées constituées à son image — recoururent à cet arbre comme végétal de la vie immortelle et lui donnèrent un emploi dans le rituel de création. Le fait que les Hindous, unanimement, lui octroient une place insigne dans leur représentation du cosmos suffirait à prouver son ancienneté comme arbre de vie.

Héraklès et les pommes d’or.
D’où est partie cette sacralisation du pommier? Est-ce de l’Europe occidentale et septentrionale? Est-ce de la Grande Montagne?
Les traditions helléniques démontrent, d’une manière indubitable, qu’il faut regarder vers l‘Ile Sainte. Quand Héraklès veut conquérir les pommes surnaturelles, ou pommes d’or, sanction d’une des plus hautes modalités initiatiques, il s’adresse, en effet, au Vieillard de la Mer, Nérée, pour lui arracher le secret qui doit le guider dans son entreprise. Nous sommes donc tout de suite jetés dans un facies culturel ressortissant à la civilisation nordique : la lutte du héros contre Nérée, c’est-à-dire contre l’initiateur à transformations (représenté parfois sous la forme d’un homme dont la partie inférieure du corps se termine en poisson), est on ne peut plus caractéristique. Une fois muni des renseignements nécessaires, Héraklès se met en route, pour gagner le pays des Hespérides. Ce pays se situe tantôt dans l’extrême nord, au-delà de l’océan, c’est-à-dire dans le pays des Hyperboréens (Apollodore, II, 5, 11), tantôt à l’occident (Hésiode, Théogonie, 275). Nous retrouvons, en d’autres termes, ici, cette hésitation entre l’ouest et le nord, que nous avons déjà signalée; elle tient, nous l’avons vu, d’une part à ce que les géographes, se trompant dans leurs figurations, confondaient les deux, et de l’autre, à ce que les peuples nordiques — si mal connus — que l’on englobait dans l’appellation de Cimmériens, résidaient à la fois à l’occident et au septentrion. Mais, de toute manière, c’est toujours vers l’Ile Sainte, et non vers la Grande Montagne, encore moins vers l’Inde, que se tournaient les Grecs pour accéder au pommier primordial. Le cas eût certainement été différent si la pomme de la vie immortelle s’était diffusée d’une autre direction; jamais l’on n’aurait eu l’idée alors de fixer les yeux sur les contrées celtiques.
L’on peut donc, croyons-nous, tenir pour assuré que la tradition du divin pommier planté sur l’ile des origines est venue d’ailleurs dans l’Inde; et elle est partie non pas de la région caucasienne-arménienne, mais du grand foyer nord-occidental. La Grande Montagne, elle, semble avoir propagé, comme végétal de vie, la vigne. Celle-ci ne joua pourtant jamais, dans l’image du monde, le même rôle que le pommier; ce qui indique que cet arbre, lié à la civilisation de l’Ile Sainte, conserva son rang éminent. Dans les pays où il n’existait pas, on assimila verbalement à la pomme les fruits d’autres arbres; elle devint ainsi la désignation générique des fruits (en latin, par exemple, pomum est, pour ces derniers, le nom d’ensemble, et Pomona est la déesse de tous les arbres fruitiers). Très significatif également est le fait qu’en grec le mouton, c’est-à-dire le premier animal domestiqué par les éleveurs nordiques, porte le même nom que la pomme; ce qui dénote entre eux une équivalence du mana initiatique.
D’après une tradition que relate Phérécyde (fragm. 33 et 33 A), les pommes d’or avaient été données par la Terre (= la Mère Divine) à Hera lors de son union avec Zeus. Hera les planta au « ciel », dans le jardin des dieux. Ces indications attestent, par une autre voie, l’antiquité du pommier comme arbre de vie; la Terre, en effet, agit ici en tant qu’initiatrice, c’est-à-dire comme Digesteur divinisant, ce qui, nous l’avons indiqué, fut son rôle, à l’âge d’argent, dans la civilisation matriarcale; comme la culture du sol ressortissait alors aux femmes, c’est Hera qui transplante le pommier dans l’enceinte sacrée, sur le « ciel » de l’île ou de la montagne sainte. Ces données sont très cohérentes et très révélatrices. Elles signalent, d’autre part, que, dès le début, les pommes initiatiques furent liées au sacrement de sexualité. Cette connexion n’a jamais disparu : la pomme fut à la fois fruit de vie immortelle et fruit d’hyménée, parce que l’union sexuelle ( = la hiérogamie) formait le couronnement, le point culminant, des rites ; c’est, en effet, par l’accouplement sacrosaint que se restaurait avec plénitude cette unité du monde dynamique, qui était le but de l’initiation.
Pour comprendre la conquête des pommes d’or par Heraklès, il faut, comme toujours, se représenter une enceinte sacrée située au sommet d’une montagne, et, plus bas, une grotte, dans laquelle se tient un dragon.
Le héros doit d’abord triompher de ce dernier, qui, en l’occurrence, se nomme Ladon, rappelant ainsi la désignation d’une rivière d’Arcadie, celle aussi d’un petit fleuve de l’Elide, celle enfin de l’antique Mère Divine Lada, devenue d’une part Léda, de l’autre Léto : ces rapprochements démontrent, croyons-nous, qu’il y eut dans le Péloponèse, à une date très ancienne, un Digesteur divinisant notoire, en qui s’incarnait la Mère initiatrice, et qui fut pris comme type des dragons; peut-être même le scénario des pommes d’or se jouait-il là, dans un emplacement sacrosaint. — Une fois débarrassé du « monstre », Héraklès monte vers le pommier cosmique, et cueille les trois pommes. D’après certaines versions — correspondant, sans nul doute, à des variantes du drame liturgique — les pommes sont remises par Atlas, qui n’est autre, lui, que l’hypostase de la montagne sacrosainle, sur laquelle pousse l’arbre aux fruits transcendants; tandis qu’Atlas va chercher les pommes, Héraklès porte, à sa place, le poids du ciel; il est aidé, dans cette dure besogne, par Athéna; le sens de ces variantes est d’une rare profondeur; le mana de la montagne divine (= Atla–s) se fond dans la substance du héros, qui devient par là un foyer de communication entre la terre et le ciel; de ce fait seul, les trois pommes initiatiques doivent être accordées, puisque leur don sanctionne la possession des qualités spirituelles requises. Il est très probable, au surplus, que la lutte contre Allas remplaçait, en différents centres initiatiques, le combat contre Ladon, et ne s’y surajoutait point.
D’après un autre cycle de variantes, qui doivent être tenues également pour exactes, c’étaient les Hespérides qui remettaient les pommes à Héraklès. Elles aidaient même ce dernier à endormir le dragon. Nous retrouvons ainsi la personnalité féminine secourable, qui aide le héros, et dont la présence constitue, dès une haute antiquité, un trait caractéristique des initiations : cette femme bienfaisante fut d’abord la Mère Divine, sous sa forme de Libératrice (c’est pourquoi, de nos jours encore, une vieille femme intervient dans les initiations masculines); puis, ultérieurement, comme le scénario sacré aboutissait au sacrement sexuel (hiérogamie ; plus tard : mariage), la personnalité auxiliatrice fut la jeune fille qu’épousait finalement le héros (voir le rôle de Médée auprès de Jason); dans le folklore, cette intéressante personne est devenue une belle princesse aux cheveux d’or. — Les contes de fées de ce groupe mettent cependant volontiers en scène une vieille, qui enseigne au héros les moyens de vaincre l’ogre ou le géant.
Quoi qu’il en soit, les Hespérides tendent les fruits d’or à Héraklès, et ce détail permet d’entendre pourquoi les pommes sont au nombre de trois : chacune des femmes sacrées en donne une au vainqueur.
Certaines figurations (sur les vases notamment) fournissent, il est vrai, un chiffre autre que trois comme nombre des Hespérides. Mais il est peu douteux que ce soit bien là la donnée primitive : les Hespérides, comme les Vierges-Cygnes, comme les Walkyries, sont, en effet, dans leur principe, les hypostases nordiques de la triade lunaire (la Mère Divine et ses deux enfants célestes). Lorsqu’on envisage les enfants à part, ce qui advient souvent, l’on aboutit, d’ailleurs, au chiffre deux. Dans diverses organisations sociales quadripartites, l’on a pu, d’autre part, créer par la suite une Vierge sacrée en supplément, afin d’avoir une femme transcendante au foyer de chaque sous-groupe. Mais ces modifications tardives ne changent rien au concept initial. Les notions ultérieures sur l’espace ont pu de même faire passer à 5, 6 ou 7, sans que cela altérât les bases de départ.
Luttait-on contre les Hespérides? Le fait n’est pas mentionné à propos d’Héraklès. Il apparaît néanmoins comme très vraisemblable, car il nous est dit que ces Vierges à la voix harmonieuse surprenaient les yeux par leurs soudaines métamorphoses… C’étaient donc des initiatrices à transformations, comme Thétis, et les indications de ce genre se réfèrent toujours à des épreuves initiatiques.
En définitive, la question des Hespérides est fort complexe, et le mythe d’Héraklès l’effleure à peine. Ce qui est sûr, c’est que nous avons primitivement affaire à trois femmes sacrosaintes, résidant dans une île du nord-ouest de l’Europe, et auprès de qui les néophytes se qualifiaient comme grands initiés; ensuite de quoi ils recevaient trois pommes d’or. Cette modalité de l’initiation fut copiée un peu partout; et comme, ontologiquement, malgré la différence des lieux, c’est toujours substantiellement le même rite qui se trouvait en cause, l’enchevêtrement est devenu inextricable.
à suivre dans notre ouvrage (en réédition pourJUILLET)
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