
Hypnerotomachia di Poliphilo, par le P. Francesco Colonna (Venetiis, Aldi Manutii, 1499).
L’œuvre est l’une des meilleures introductions à l’imaginaire de la Renaissance. Toutefois l’Hypnerotomachia, rédigée dans une langue hybride qui mêle la langue vulgaire, le latin et le grec, est d’un abord difficile. La traduction de 1546 en facilite l’accès et assure au Poliphile une influence qui, en France, se prolonge jusqu’à La Fontaine et Nerval.
Frater Franciscvs Colomna » : la genèse du Poliphile
L’Hypnerotomachia Poliphili annonce près de deux siècles d’histoire artistique et littéraire mais elle est, d’abord, l’expression d’une culture sophistiquée : celle de la fin du Quattrocento, qui célèbre conjointement les cultes de l’Antiquité redécouverte et d’un Éros promu magister ès arts de l’univers par les spéculations de Marsile Ficin. Une anecdote romaine, commentée par Burckhardt « , donne une idée de cette conjonction : « Le 18 avril 1485, le bruit se répandit qu’on avait découvert, au couvent Sainte-Marie, près de la voie Appienne, le corps admirablement beau et parfaitement conservé, d’une jeune Romaine des temps antiques.» Transporté au Capitole, ce corps fut l’objet de la ferveur populaire; on lui rendit un culte jusqu’à ce qu’il soit à nouveau enseveli, sur l’ordre d’Innocent VIII. « Ce qu’il y a de frappant, remarque l’historien, ce n’est pas le fait même, mais le préjugé, solidement ancré dans les esprits, que le corps antique que l’on croyait avoir réellement sous les yeux, était nécessairement plus beau que ce qui existait alors.
A sa manière, Colonna partage cette vision de l’Antiquité lorsqu’il se propose de la faire revivre à travers l’évocation d’un amour illuminé par la mémoire. La confusion fait de Polia, à qui le récit est dédié, une figure double : l’amante de Poliphile s’identifie, d’après l’étymologie de son nom qui désigne la blancheur et la brillance que l’on trouve à la chevelure des vieillards et aux ciels de printemps, à l’Antiquité, ressuscitée, réincarnée 1°.
Cette clé pour accéder à l’oeuvre, il faut la tirer du texte, car des circonstances de la rédaction, de l’intention, voire de l’identité de son auteur, on sait fort peu de choses. L’ouvrage est anonyme et le nom de Colonna n’apparaît que dans l’acrostiche que composent les lettrines en tête des chapitres, conservé dans l’édition de 1546 : POLIAM FRATER FRANCISCVS COLVMNA PERAMAVIT, « Frère François Colonna aima Polia d’un grand amour. »
Décryptage :
On étonnerait plusieurs lettrés en leur disant que les hiéroglyphes ne sont que des rébus et que les signes des obélisques obéissent aux mêmes règles que les devinettes des magazines. La pictographie des aborigènes américains ne diffère que par son caractère purement graphique.
«L’écriture en rebus», en France du moins, fut toujours phonétique. Suivant Ménage, les clercs de Picardie seraient les premiers maîtres en cet art singulier «des équivoques de la peinture à la parole».

Car, en rébus de Picardie,
Une faux, une estrille, un veau,
Cela fait : Estrille Fauveau.
Si on réfléchit que le dessin fut employé pour les pamphlets jusqu’à la diffusion de l’imprimerie, et que les chapiteaux romans eux-mêmes s’historient souvent d’épigrammes, on ne répugnera pas à admettre que les professionnels du dessin, les inventeurs du blason conservèrent jusqu’à la fin du XVIe siècle cette manière de se décharger la rate en sécurité, qui permettait la plus grande audace sans entraîner de châtiment. Si actuellement un artiste dessinait un banc rompu avec un chien méridional, il dirait en rébus, que le gouvernement fait banqueroute.
Sans les bibliophiles, l’ Hypnérotomachie serait en oubli. Ignorant à la fois le sens du texte et celui des planches, ils ont du moins toujours recherché le chef-d’oeuvre d’Aide Manuce, la merveille de l’imprimerie vénitienne, qui porte la date de1499. Dans son étude sur le grand imprimeur de la Sérénissime, Didot ne voit qu’un roman et les meilleures gravures sur bois de la Renaissance italienne; il n’aperçoit pas le caractère pédagogique de ces dessins, qui constituent une grammaire d’art, une syntaxe des formes décoratives. Il se figure que Francesco Colonna joue à l’archéologue et s’efforce à décrire les us antiques et à déchiffrer les épitaphes et les allégories. Avec un peu plus d’attention, Didot aurait vu que tout est invention, texte et dessin, et qu’il faut donner aux images la même qualification qu’au texte et l’appeler une sorte de poème en prose ; à moins de pénétrer le double sens de cet étrange ouvrage et de révéler son caractère de traité maçonnique et celui plus visible de compendium des arts décoratifs. Nous l’étudierons sous ces deux aspects, qui ont été peu aperçus.
Les lecteurs, rebutés par la lourde pédanterie ont renoncé à comprendre ce fatras amoureux et ampoulé : ils se sont contentés d’admirer les planches, en effet admirables.
Francesco Colonna, Trévisan, né en 1440, mort en 1525, avant de prendre le froc dominicain, aima une dame nommée Lucrèce et sous son inspiration écrivit le Songe de Poliphile : ce qui ne l’empêcha pas de professer la théologie.

L’éditeur Leonardo Crasso de Vérone dédie la publication au duc d’Urbin, Guido :
«Pour qu’il ne glisse pas plus longtemps aux ténèbres [le Songe] et qu’il profite pleinement aux mortels… Vous trouverez en lui de la science abondante, à ce point que vous ne sauriez découvrir, dans tous les livres des anciens, plus de secrets de nature que n’en renferme celui-ci : il est besoin pour l’entendre du grec, du latin, du toscan et du langage vulgaire. »
Le langage vulgaire ou langage des métiers désigne le français du XIIe à la fin du XVIe siècle. Avant que l’idée d’internationalisme eût été exprimée, les hauts dignitaires des corporations avaient établi, entre eux et leurs collègues des pays étrangers, une entente diplomatique qui portait autant sur la méthode d’œuvrer que sur les conditions économiques des artistes. Jusqu’au seuil du XVIe siècle, le Grand Orient fut français et les loges d’Italie se servaient de la langue parisienne pour l’usage ésotérique. Rabelais à lui seul le prouverait. Écoutons-le parler du Songe :
« Bien autrement faisaient en temps jadis les sages d’Égypte quand ils écrivaient par lettres qu’ils appelaient hiéroglyphes, lesquelles nul n’entendait gui n’entendit; et un chacun entendait qui entendit la vertu, propriété et nature des choses par icelles figurées, desquelles Orus Apollon a en grec composé deux livres, et Poliphile, au songe d’amour, en a davantage exposé. En France vous en avez quelques tronçons en la devise de M. l’admiral, laquelle premier porta Octavien Auguste. »
En blason cette devise s’écrit : «d’un cercle au dauphin la queue tournant autour d’une ancre dont la pointe lui entre dans l’oeil gauche ». Cela s’explique : «tout autour de soi regarder et veiller à bien jeter l’ancre, à s’affermir»; c’est là un avertissement, le cave (prends garde).
Rabelais parle une seconde fois de ces hiéroglyphes : «Ainsi étaient dites les lettres des antiques sages d’Égypte et étaient faites des images diverses d’arbres, herbes, animaux, poissons, oiseaux, instruments, par la nature desquels était représenté ce qu’ils voulaient désigner. D’icelles avez vu la devise de monseigneur l’admiral en une ancre, instrument très pesant et un dauphin, poisson léger sur tous les animaux du monde : hâte-toi lentement, fais diligence paresseuse, c’est-à-dire expédie, rien ne laissant du nécessaire. D’icelles, Pierre Colonne en a plusieurs d’exposées dans son livre toscan : Hypnerotomachia Poliphili.»
On peut croire sur parole Maître Alcofribas Nasier (Rabelais) : il nous affirme que le Songe est une œuvre héraldique, et il s’y connaissait en qualité de grand maître des métiers, et «que entre les paroles dégelées on trouvait des mots de gueules ». La seule assertion de Rabelais suffirait à nous pousser au déchiffrement de ce grimoire esthétique.
Les Dicts moraux pour mettre en tapisserie, de Baude, offrent des compositions qui éclairent le genre :
(Un bonhomme, regardant un boys auquel a,entre deux arbres, une grant toile d’araigne.)
UN COURTISAN.
Bonhomme, dis-moi, si tu daignes, Que regardes-tu dans ce boys ?
LE BONHOMME.
Je pense aux toiles des araignes,
Qui sont semblables à nos droits.
Grosses mouches en tous endroits
Passent, les petites sont prises.
UN FOL.
Les petits sont subjects aux loys,
Et les grans en font à leur guise.
Il n’est pas besoin d’initiation pour trouver dans le dernier mot une allusion au Cardinal de Lorraine, Charles de Guise, qui était alors l’amant de Catherine de Médicis. Mais ceci est innocent à côté des audaces d’un Titien qui mettra des patenôtres aux mains d’une princesse accusée d’inceste avec son père «pour l’amusement des abeilles et au nez des frelons », appellations qui différencient les initiés des autres.
La première traduction française (1546) a été attribuée bien à tort à Rabelais, parce qu’elle parut simultanément avec le troisième livre de Pantagruel. Une autre édition de Jacques Gohory concorda vers 1561 avec l’apparition de l’Île sonnante, œuvre d’esprit rabelaisien, sinon de Rabelais. Puis en 1600, Béroalde de Verville, l’auteur du Moyen de parvenir, en donna une nouvelle version et un discours qu’il appelle : «Le tableau des riches inventions couvertes du voile des feintes amoureuses qui sont représentées dans le Songe de Poliphile, dévoilées des ombres du songe et subtilement exposées par Béroalde. » En donnant à son commentaire le nom de Stéganographie, l’abbé de Saint-Gatien nous avertit de la vraie nature de l’ouvrage.
La capitale qui commence les chapitres du Songe donne : Polia frère François Colonna adora.
Cette Polia, noble dame trévisane, est vénérable ; son nom indique une tête blanche. M. G. d’Orcet a ainsi interprété l’allégorie : «Polia n’est pas une femme, c’est une poulie, et Poliphile en est une autre. Les deux font la paire et, réunies par une maille, forment une moufle ou palan formé d’une poulie mère ou fixe et d’une poulie fille ou folle. Le sceau de l’ordre du Temple représente le palan guerrier, deux chevaliers sur le même cheval ; il faut entendre poulie fixe du chevalier le plus ancien et poulie folle du plus jeune.»
La chevalerie allait par couple, comme les compagnons par paire. Le socius se remarque dans toutes les associations secrètes. Les Gaulois combattaient par couples et les frères d’armes comme Achille et Patrocle, comme Oreste et Pylade, se retrouvent dans tous les romans du Moyen-Age.
Offre spéciale pour ces deux livres : le Géant Gargantua est en stock, Les Gouliards ne sera disponible que fin juin.
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