
On peut affirmer, qu’avant le rosicrucianisme connu sous la forme qui fut la sienne au XVlle siècle en Europe, il y a eu, incontestablement, une transmission effective qui fut dépositaire d’un enseignement de nature ésotérique, c’est-à-dire inconnu du plus grand nombre, même parmi ceux qui avaient pu s’approcher, plus ou moins profondément, de certains mystères particuliers préservés des curieux. On est en droit d’évoquer, à ce propos, l’existence d’une lointaine chaîne spirituelle relevant de ce que d’aucuns désignent, depuis la Renaissance, comme étant la «Philosophia Perennis», véhicule théorique et doctrinal de la Sagesse éternelle, que l’on peut, de toute évidence, rattacher dans ses fondements à la «Tradition Primordiale », première et commune origine de toutes les traditions authentiques, à laquelle, de manière centrale et constante, se référera dans son oeuvre René Guénon. Il est donc généralement admis que des filiations concrètes ont transité, de manière non visible par définition, par l’intermédiaire des diverses sociétés secrètes, aboutissant à l’expression du rosicrucianisme tel qu’il est apparu voici plusieurs siècles en Allemagne, en Angleterre et en France.
Toutefois, d’un point de vue étroit, basé sur des critères de crédibilité relativement sévères, il est aisé de dégager quelques figures saillantes et représentatives d’une sorte d’« état d’esprit rosicrucien», tel que l’entendent les historiens, figures que l’on peut qualifier d’immédiatement préparatoires à l’expression formalisée de la Rose + Croix. Ainsi, on pourrait citer, en premier lieu, dans cette liste de ceux qui préfigureront les écrits de la Rose + Croix, Dante Alighieri (1265-1321), dont on sait qu’il fut membre de la Fede Santa, société secrète abritant une sorte de tiers ordre templier, et dont les voyages de l’âme, dans sa Divine Comédie, semblent préfigurer les aventures de Christian Rosenkreuz, voyages s’achevant par la constitution de l’immense rose céleste, alors même que le début du chant XXXI nous indiquait déjà: «En la forme d’une rose blanche se montrait à moi la sainte milice que, de son sang le Christ épousa… » Il est intéressant de signaler, à ce propos, que le musée de Vienne conserve une médaille montrant le poète italien avec, au revers, cette inscription significative: F.S.K.I.P.F.T., soit «Frater sacrae Kadosh, Imperialis Principatus, Frater templarius ».
On classera également volontiers, dans cette catégorie des précurseurs, les kabbalistes chrétiens comme Jean Trithème (1462-1516), qui avait fait siennes les idées de Marcile Ficin (1433-1499) concernant la prisca theologia, s’attachant aux écrits d’Hermès comme en témoigne son commentaire de la Tabula sma-ragdina, ou, plus encore, Corneille Agrippa de Netteshein (1486-1535), philosophe germanique versé dans la science sacrée, qui laissera à sa mort une oeuvre proprement monumentale, réunissant un champ de connaissance extrêmement large, allant de l’alchimie à la magie opératoire, en passant par la kabbale pratique et la métaphysique. On retiendra son De vanitate scientiarum (1530), et, principalement, le De occulta philosophia (1533), véritable synthèse du savoir ésotérique de l’époque. Agrippa écrit dans son livre, pour définir le rôle des mages en ce monde :
«Les mages extraient les forces du monde matériel, les tirent de toutes choses existantes et de leur mélange grâce à la médecine et aux sciences de la nature. Ils étudient le monde céleste des rayons et des influx par la science des astres et les mathématiques savent recueillir les vertus célestes. Mais aussi ils affermissent toutes ces connaissances ainsi que leur pouvoir sur les intelligences des divers ordres par les saintes cérémonies de la religion.»
(De occulta philosophia.)
Faisant l’éloge de la magia naturalis, il montre également les bienfaits de la magie si elle est pratiquée avec un cœur pur et pieux, préconisant l’usage de la divination, des incantations angéliques et de l’astrologie ; sciences cachées qui permettent au mage de maîtriser les forces de la nature afin de les diriger vers la gloire de Dieu. Magie céleste, également, dans laquelle Agrippa dévoile les « images » opérantes de la puissance talismanique, ce qui amène l’opérant à rencontrer le rôle particulier de Saturne, de Vénus et des Trois Grâces qui portent le monde astral et sidéral, figures géomantiques, ne l’oublions pas, qui sont en mesure de procurer un pouvoir de création comparable à celui de Dieu lui-même. Son œuvre, mêlant les allusions à Hermès Trismégiste, à la théologie apophatique de Denys l’Aréopagite, à la connaissance mystérieuse par la magie céleste, établissant un pont direct entre le savoir des prêtres païens et le pouvoir des sacrificateurs du Temple de Jérusalem, est une tentative d’établissement d’un corpus ésotérique rendant possible ce retour, pour l’homme, malgré les traces du péché originel, dans la plénitude de la Lumière divine. C’est donc une véritable magie cérémonielle, qui classera les divinités secondaires, les intelligences, les démons et les anges, selon un ordre obéissant aux règles de ta taxinomie kabbalistique, qu’élaborera Agrippa, comme il nous le décrit l’ailleurs lui-même :
«Les âmes célestes communiquent leurs vertus aux corps célestes et ceux-ci les transmettent à leur tour au plan des choses perceptibles. Les vertus des choses du monde terrestre n’ont pas d’autres causes que les causes célestes. Le mage doit donc opérer par elles, invoquant les forces supérieures afin de s’en servir, par des paroles mystérieuses, des phrases bien construites, afin d’amener l’Invisible au Visible par une force naturelle. Cette force vient d’une certaine harmonie qui existe entre les choses, elle les fait obéir de leur propre mouvement ou les y contraint. »
C’est sans doute Jean Servier, dans son introduction au troisième livre du De occulta philosophia, qui résumera le plus exactement le sens et le principe opératif» de la magie cérémonielle enseignée par Agrippa:
«Le mage va maintenant offrir le seul tabernacle et la seule hostie dont il dispose et qu’il a purifiés. Il connaîtra alors le nom de l’Ange chargé de veiller sur lui, la nature de la flamme qui brûle en lui, semblable aux flambeaux de l’autel, plus intérieure et plus intime que le sentiment de sa propre existence. Mais ici il ne faut pas aller plus loin. » (J. Servier, Introduction au 3e Livre du De Occulta philosophia, Berg International, 1982.)

En réalité Johann Valentin s’est inspiré d’une personne réelle pour construire son personnage. Tout d’abord, il convient de rappeler que toutes les dates relatives au mythe rosicrucien correspondent à des événements particuliers qui se trouvent être en relation directe avec des étapes significatives de l’émancipation des nations d’Europe par rapport au pouvoir de la papauté. Nous avons déjà longuement montré comment l’année 1378, date de la naissance symbolique de Christian Rosencreutz fut importante à cet égard. En effet, cette date correspond non seulement au début du Grand Schisme d’Occident, au cours duquel la papauté commença à perdre une grande partie de son pouvoir à cause de ses luttes intestines, mais aussi à l’année du décès de l’empereur Charles IV, qui le premier avait su grâce à son charisme et à son pragmatisme personnels remettre en cause les prérogatives du Saint-Siège en ce qui concerne le serment impérial, sans être pourtant amené à rompre avec Rome. C’est aussi l’année de la révolte des Ciompi à Florence et celle où Wycliffe publie son De officio regis, qui constitue une véritable déclaration de guerre contre le pouvoir temporel et l’autorité du Saint-Siège. La date symbolique de 1459 pour les Noces chymiques concorderait quant à elle, selon Edighoffer, avec le début de la « lutte périlleuse et tenace contre la puissante Église romaine » entreprise par Gregor Heimburg, que « certains historiens rapprochent de Jan Hus et de John Wycliffe » et qui s’était distingué en s’opposant à la trop coûteuse croisade contre les Turcs souhaitée par Rome.
(Mais comment ne pas voir également dans l’année de l’annonce des noces à savoir l’année 1452 — celle où Christian reçut en songe l’annonce de l’événement — la référence à un autre moment crucial en ce qui concerne le souci d’indépendance du peuple allemand par rapport au pouvoir du Saint-Siège, l’année où pour la dernière fois un empereur se rendit à Rome afin de s’y faire sacrer par le pape. L’année 1483-84, qui est celle du décès du supposé fondateur de la Fraternité, concorde avec la date de la naissance de Luther, qui rendra irrémédiable la séparation avec Rome, non seulement sur le plan dogmatique, mais aussi sur un plan plus temporel, puisque les princes allemands réformés parviendront à obtenir le cujus regio, ejus religio et à se saisir des biens du clergé catholique. Puis vient enfin, après 120 ans, l’année 1604, c’est-à-dire celle de l’ouverture symbolique du tombeau de Christian Rosencreutz, marquant une étape définitive pour la nouvelle reformatio souhaitée par les frères Rose-Croix, dans une Allemagne définitivement débarrassée de l’Antéchrist romain et des Habsbourg. Or, cette année 1604 correspond à celle annoncée par l’astronome Kepler pour l’apparition nouvelle de l’étoile de feu dans les constellations du Serpentaire et du Cygne, cette étoile déjà présente à la naissance du Christ, et qui ne réapparaît que tous les huit cent ans, signe à chaque fois de bouleversements politiques et religieux importants 160. Un dicton court d’ailleurs en Allemagne : nova Stella novus Rex, attestant que ce nouveau signe est interprété par tous comme signifiant l’apparition prochaine d’un nouveau chef à la tête de l’Allemagne, ainsi que le précise la Confessio : « Que nos trésors demeuren absolument inviolés jusqu’à ce que le lion advienne, pour revendiquer prendre, recevoir des trésors qui serviront à la consécration de son Royaume ».
Si l’on se réfère à la chronologie de la rédaction des Noces qu’Andreae lui-même fait remonter dans son Brevarium à 1605, or peut présumer que Johann Valentin connaissait donc parfaitement lu aussi, au moment de mettre en scène le personnage mythique de Chris. tian Rosencreutz, les prophéties nordiques du Lion, ainsi que celle de Joachim de Flore, Paracelse, Brocardo et Studion. Le jeune homme âgé de dix-neuf ans seulement et curieux des nouveautés, n’a pu qu’être influencé par ces diverses prophéties et s’interroger sur les nombreuses prédictions en relation avec la découverte de la nouvelle étoile de 1604 tout comme il était sans aucun doute attentif aux efforts déployés par les princes protestants depuis plus de vingt années en vue de constitue une Union évangélique. Il avait aussi dû être influencé par le climat pro-anglais qui régnait à la cour du Wurtemberg depuis que Frédéric, avait reçu et montré avec grand faste sa réception au sein de l’Ordre de la Jarretière. Fort de ces influences diverses, Andreae compose le personnage d’un nouveau chevalier à la Rose et à la Pierre d’Or, portant le nom significatif de Rosencreutz, nouvel hercule qui va aider l’Allemagne à accoucher du nouveau chef charismatique de l’Union et d’une chrétienté régénérée, dont les traits se dessinent de plus en plus précisément. On ne peut donc exclure l’hypothèse selon laquelle Andreae se serait inspiré pour le roi des Noces et Christian Rose-Croix, qui chevauchent côte à côte à la fin du récit, outre le symbolisme contenu dans les recueils de prophéties précités, des principaux hercules chrétiens de l’époque, connus non seulement pour leur résistance aux Habsbourg, mais aussi pour leur tolérance religieuse et leur esprit d’universalisme, tel Henri de Navarre ou Duplessis-Mornay que l’étudiant de Tübingen tenait, on le sait, en haute estime, ou bien même son propre souverain le duc Frédéric de Wurtemberg particulièrement actif au cours des années 1604/05 en ce qui concerne la formation de l’Union. Les frères Wilhelm et Peter Wok von Rosenberg, dont le premier était catholique et le second protestant, étaient également connus pour leur esprit de tolérance religieuse et auraient donc pu aussi servir de modèle au personnage éponyme de Christian Rose-Croix .

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