Table ronde et la roue du temps

« ce qui est invariable est incompréhensible et doit donc être ineffable » ( Sermons de St Bernard.

Introduction : chez Chrétien de Troyes, le Roi pêcheur et Pellès ne font qu’un, mais dans d’autres légendes, il y a le Roi pêcheur et le Roi blessé — un père (ou grand-père) et son fils — vivant dans le même château et protégeant le Graal. Le père, plus sérieusement blessé, reste au château et n’est d’ailleurs qu’évoqué car il n’apparaît dans aucune scène des différents récits, uniquement gardé en vie par le pouvoir du Graal, alors que le fils, plus alerte, peut accueillir les invités et aller pêcher. Afin de faciliter la compréhension tout au long de l’article, le père sera appelé le « Roi blessé » et le fils le « Roi pêcheur ». Ces deux personnages sont notamment présents dans les textes de Robert de Boron.

Le Roi pêcheur apparaît pour la première fois dans le roman inachevé de Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal, aux environs de 1180. Ni sa blessure ni celle de son père ne sont expliquées, mais Perceval découvre par la suite que les rois auraient été guéris s’il les avait questionnés sur le Graal, alors que son tuteur lui avait enseigné de ne point poser trop de questions. Perceval apprend qu’il est lié aux deux rois par sa mère, la fille du Roi blessé. Le récit s’interrompt avant le retour de Perceval au château qui abrite le Graal.

Au début du roman, après avoir rencontré dans la forêt des chevaliers qu’il prend pour des anges, le jeune Perceval décide, contre l’avis de sa mère, d’embrasser la carrière chevaleresque. Quittant brusquement le manoir familial, il parvient à la cour d’Arthur où il est fait chevalier, puis il entame un itinéraire jalonné de multiples épreuves. Un jour, alors qu’il chemine, tout en priant Dieu de lui accorder de retrouver sa mère pleine de vie et de santé, il parvient à une rivière, sur laquelle il aperçoit une barque avec deux hommes .

N’ayant pas trouvé de passage pour franchir l’eau rapide et profonde, Perceval interroge les deux hommes : celui qui pêche lui enseigne alors qu’il n’y a ni pont, ni gué, puis il lui propose de l’héberger pour la nuit : « Devant vos an un val veroiz / Une maison ou je estois, / Pres de riviere et pres de bois » (vers 3032-3034). Il s’agit bien sûr de la maison, du Château du Roi Pêcheur qui apparaît bien vite comme une étape hors du commun, comme une merveille au sens médiéval du terme. Le lieu et ses habitants sont en effet frappés au sceau du mystère. En effet, tandis qu’il cherche la maison indiquée par le Pêcheur, Perceval monté au sommet d’une colline regarde très loin devant lui, mais il ne distingue rien, au point qu’il croit avoir été trompé… quand soudain

« Lors vit devant lui en un val / Le chief d’une tor qui parut ». La formulation ambiguë suggère une apparition, celle d’un château magique visible uniquement pour le héros, comme par un effet d’optique. De plus le lendemain, lors du départ de Perceval, le château, à l’image de certaines demeures féériques, apparaîtra comme désert, abandonné de ses habitants. Le mystère du lieu, dont on se demande s’il ne relève pas d’un leurre ou d’un Autre Monde, est encore renforcé par le caractère énigmatique de l’hôte qui y réside et du spectacle qui s’y déroule. C’est là, on s’en souvient, que Perceval va assister, sans poser la moindre question, au fameux cortège du graal : le héros reste muet devant le surprenant défilé d’une lance qui saigne, d’un précieux graal et d’un tailloir d’argent. À aucun moment, il n’ose interroger son hôte, pas même lorsque ce dernier, incapable de se lever, lui avoue ne plus pouvoir se servir de ses membres, « Je n’ai nul pooir de mon cors ». Pourtant, le mystère du château et du cortège semble étroitement lié à la mystérieuse identité du seigneur et gardien des lieux, dont Chrétien de Troyes ne tarde pas à nous révéler le nom : « le riche roi Pescheor ». Le héros – et le lecteur avec lui – vont alors découvrir, mais sans jamais les élucider tout à fait, quelques-uns des traits principaux du personnage.

C’est d’abord la cousine de Perceval, croisée juste après l’aventure, qui fournit plusieurs indices. Elle explique au héros que le beau prodome aux cheveux grisonnants assis sur un lit dans le château et le pêcheur rencontré à la rivière ne font qu’un et elle insiste sur la fonction royale du personnage. À la réplique assez plaisante et naïve de Perceval qui avoue « Ne sai s’il est peschierre ou rois, / Mes mout est riches et courtois », la demoiselle affirme avec force « Rois est il » avant de préciser qu’il est devenu infirme, maheigniez, à la suite d’une grave blessure reçue dans une bataille :

  • Rois est il, bien le vos os dire ;
  • Mes il fu an une bataille
  • Navrez et maheigniez sanz faille
  • Si que puis eidier ne se pot,
  • Qu’il fu navrez d’un javelot
  • Parmi les hanches anbedeus,
  • S’an est ancor si angoisseus
  • Qu’il ne puet sor cheval monter ;
  • Mes quant il se viaut deporter
  • Ou d’aucun deduit antremetre,
  • Si se fet an une nef metre
  • Et vet peschant a l’ameçon :
  • Por ce li rois Peschierre a non. Et por ce einsi se deduit
  • Qu’il ne porroit autre deduit
  • Por rien sofrir ne andurer

Ici nous marquons une pause pour souligner que la blessure sacrée se fait toujours à la hanche (voir le Mat) et qu’il est question de la cuisse (à Denderah au centre du zodiac figure la cuisse du bœuf), le repas du Graal s’ouvre avec un cuissot de cerf)

Nous trouvons là une première ambiguïté fondamentale : la richesse du Roi Pêcheur, illustrée par la magnificence de sa demeure, contraste avec son infirmité et son impuissance qui le réduisent à pêcher, dans la mesure où il ne peut plus exercer sa fonction guerrière. Par ailleurs, si des détails sont donnés sur la localisation de la blessure : « parmi les hanches » et sur l’arme utilisée : « le javelot, » rien n’est dit de l’origine du coup fatal et de ce fait s’engage une interrogation, non résolue, sur la source de la souffrance et du mal. Nous apprenons également que Perceval a commis une faute en gardant le silence au château car s’il avait posé, au passage du cortège, les questions attendues, il aurait guéri le roi infirme « qui aurait retrouvé tout l’usage de ses membres et le gouvernement de sa terre ». La cousine ajoute que c’est à cause du péché commis par Perceval contre sa mère que tout cela est advenu. Surgissent ainsi, de manière troublante, les motifs secrets de la faute, du péché et aussi de la parole libératrice, source de connaissance et de salut. La guérison du roi est en outre inséparable du salut de la communauté, comme le dévoile un peu plus loin la Demoiselle Hideuse qui prononce, à la cour d’Arthur, une terrible malédiction à l’encontre de Perceval.

Dans ces derniers vers, l’évocation des terres dévastées, des jeunes filles abandonnées, des chevaliers morts préfigure le motif de la Terre Gaste, the Waste land, frappée de stérilité.

À la fin du roman, Chrétien de Troyes glisse encore un dernier indice sur l’identité du Roi Pêcheur. Après une longue errance marquée par l’oubli de Dieu, Perceval se rend auprès d’un ermite à qui il confesse ses fautes et raconte sa visite au château du Graal. Le saint homme lui fait alors plusieurs révélations. D’une part, si le héros a échoué devant le Roi Pêcheur en commettant la grande folie de se taire, c’est à cause d’un péché qu’il ignore : son départ a en effet provoqué la mort de sa mère, emportée par le chagrin. D’autre part, l’ermite dévoile la présence au Château d’un Vieux Roi, un saint homme, à qui est destiné l’étrange cortège et qui, depuis quinze ans, se nourrit exclusivement d’une hostie apportée dans le graal.

Nous apprenons alors que ce vieil homme, frère de l’ermite et de la mère de Perceval, est le père du riche Pêcheur. Chrétien de Troyes esquisse ici une généalogie, l’histoire d’un lignage : en faisant de Perceval le cousin du Roi Pêcheur, il associe son héros à la lignée des gardiens du Graal. Comme l’écrit très justement Daniel Poirion, « Le Graal est donc pour Perceval une affaire de famille. Une partie au moins du mystère […] concerne sa parenté ». Même si dans les textes suivants l’incertitude prévaut quant à la désignation exacte du Roi Pêcheur, parfois oncle, parfois cousin ou encore aïeul du héros, le principe d’un système de parenté est acquis.

On le constate, Chrétien de Troyes pose plusieurs éléments essentiels à la construction mythique, mais les contours de la silhouette du Roi Pêcheur restent flous, ce qui va favoriser un questionnement sans fin et expliquer en partie les nombreuses réécritures. L’œuvre de Chrétien de Troyes suscite, dès le Moyen Âge, plusieurs reprises et continuations, toutes hantées par la figure du Roi Pêcheur, dont le portrait fait l’objet de multiples retouches. En témoignent déjà les seules variantes onomastiques. Les auteurs successifs précisent l’identité du Roi Pêcheur et de son château en leur attribuant des noms. Lorsqu’au début du XIIIe siècle, Wolfram von Eschenbach adapte en allemand le texte de Chrétien, il met en scène un Roi Pêcheur nommé Amfortas, dont le nom est très certainement inspiré par l’étymologie latine infirmitas ; ce souverain règne sur les terres de Montsalvage, équivalent possible de « Mont Sauvage » ou de « Mont du Salut. » Les versions de Wagner et de Julien Gracq s’inspireront largement de cette tradition germanique. Toujours au XIIIe siècle, dans le grand cycle en prose intitulé Lancelot- Graal, le célèbre château du Roi Pêcheur, ou Pellès, est nommé Corbénic ; c’est dans ce même texte du reste que s’opère une substitution entre Perceval et Galaad, le nouveau héros du Graal,fruit de l’union entre Lancelot, meilleur chevalier du monde, et la fille du Roi Pêcheur. Toutefois, par-delà les simples changements de nom, les auteurs modifient parfois profondément la légende du Graal rapportée par Chrétien de Troyes et ce faisant, ils infléchissent notre perception du Roi Pêcheur. Afin de présenter quelques-unes des pistes d’interprétation explorées puis suscitées par les textes médiévaux, il est tentant de suivre le conseil que la mère de Perceval donne à son fils :

« Le non sachiez a la parsome, / Car par le non conoist l’an l’ome » (vers 561-562). En un mot, pourquoi le roi du mythe est-il un pêcheur, que cache le mystère du nom ?

Deuxième partie : Cernunnos et le repas totémique

Liturgie du repas

Le repas commence par l’utilisation du tailloir. Il s’agit d’un plat d’argent sur lequel est découpé le cuissot de cerf ; mais l’emploi de l’article défini qui précède son occurrence indique sa situation anaphorique :

« De la hanche de cerf au poivre
devant ax uns vaslez trancha
qui de devant lui treite l’a a tot le tailleor d’argent. »

Ce tailloir d’argent ne peut être que le tailloir que tenait en ses mains, dans le cortège, la jeune fille qui suivait immédiatement la porteuse du Graal. Graal d’or, tailloir d’argent : si cette opposition énonce une différence de valeur entre les deux ustensiles, leur présence conjointe asserte une analogie d’emploi : nous avons là deux instruments de nourriture rituelle. Le tailloir assure le service de la viande qui est présentée à Perceval et à son hôte. Les deux mouvements de répartition alimentaire sont concomitants et imbriqués : le Graal passe devant la table de Perceval et du roi pêcheur quand est servi le cuissot de cerf. Il manifeste sa présence dès qu’un nouveau plat est présenté :

« A chascuns mes don l’an servoit
le graal trespasser veoit
par devant lui tot descovert
et si ne set cui l’an an sert. »

Tot descovert — sur ce point,  l’interprétation de W. A. Nitze — signifie qu’il ne porte plus le couvercle ou le linge qui protégeait la nourriture : c’est un signe que son contenu a été consommé. Tout est en place pour provoquer la curiosité du héros, voire sa frustration. Le repas du Graal a une finalité symbolique : malgré sa magnificence et la qualité de ses mets, il ne cesse de révéler l’existence d’un autre repas, de plus haute valeur, dont Perceval peut se sentir exclu.

En fait, même si Perceval envisage de poser les questions sur la lance et sur le Graal, la qualité de l’accueil, de la nourriture et du service, retenant en priorité son attention, va jouer en synergie avec les préceptes de Gornemant de Goort pour l’inciter à garder le silence. Il ne ressent, par rapport au service parallèle assuré par le graal, aucune sollicitation impérieuse. Si, dans une perspective chrétienne, telle que celle que développe l’ermite, la nourriture dispensée par le Graal est spirituelle, nous devons constater que Perceval reste, sans trop de scrupules, prisonnier d’appétits matériels et terrestres.

Ainsi Chrétien ne nous présente pas seulement une description réaliste et détaillée d’un somptueux repas médiéval ; il nous donne aussi une évocation qui a la signification métaphorique d’une liturgie. Mouvement du Graal, utilisation du tailloir, opposition graal/tailloir, attitude du protagoniste, autant d’éléments dont la présence ne peut être expliquée au premier degré, par des références culinaires ou gastronomiques : ils appellent l’exégèse d’une symbolique, exégèse que tentera d’ailleurs Chrétien en faisant intervenir l’ermite.

L’histoire et les légendes celtiques auxquelles se réfère tout romancier arthurien nous montrent que c’est un insigne honneur pour un individu que de consommer, dans un banquet, la meilleure partie d’un animal. Au commencement du premier siècle avant J.C., Poseidonios fit un voyage en Gaule. Il apprit que, dans les festins d’apparat, l’usage était de réserver au guerrier le plus brave le gigot, le cuissot ou le jambon de la bête qui formait la pièce de résistance du repas. Des rivalités, à ce sujet, pouvaient éclater : rivalités souvent violentes et meurtrières ; il arrivait parfois que s’engagent des combats ou des duels dont l’issue pouvait être mortelle, le compétiteur survivant bénéficiait, à juste titre, de « la part du champion ».

En invitant Perceval à manger avec lui un cuissot de cerf, le roi pêcheur l’honore et reconnaît ses qualités de guerrier. Si c’est le dieu ouranien Lug et sa compagne la souveraineté d’Irlande qui servent à Conn la part du champion et la boisson de la souveraineté, la derg flaith, les celtisants ont depuis longtemps reconnu dans le roi-pêcheur, dont la maison se trouve « pres de riviere et pres de bois », le dieu Nodens, divinité de la nature et de la végétation — le Nuadu irlandais, le cymrique Nudd, le gallois Llud Llowereint –, dieu représenté traditionnellement comme infirme. La blessure du roi-pêcheur l’empêche de chasser, peu importe : il entretient auprès de lui une troupe de chasseurs de rivière, d’archers et de veneurs. Dans le domaine irlandais, Nuadu comme Lug préside aux dévolutions du pouvoir royal. J. de Vries a remarqué « qu’il pouvait très facilement être considéré comme le fondateur des dynasties irlandaises ».

Il n’est pas surprenant que la fonction de son avatar médiéval soit de présider au déroulement d’une cérémonie d’intronisation royale. En posant les questions sur les objets qui lui sont présentés, Perceval rejoindrait l’ingénieux et disert Œdipe que sa sagacité élève à la royauté de Thèbes. Mais, ce faisant, Perceval, à l’instar d’Œdipe, se trouverait dans une situation incestueuse, contraint, comme son analogue antique, à contracter une alliance matrimoniale avec une femme de sa famille porteuse de la souveraineté, porteuse du graal ; c’est à dire la jeune fille qui participe au cortège et qui est, comme l’a supposé avec raison J. Marx, la cousine matrilatérale qu’il rencontrera le lendemain. Il n’est pas fortuit qu’elle se manifeste comme une représentante véhémente des intérêts de la mère du héros et des membres de son lignage maternel. Car tout est question de lignage et de pureté de la race élue.


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