
Voici ce que l’on trouve dans un manuscrit astrologique grec du XlVème siècle : «Voici ce que l’on célèbre dès l’origine : les combinaisons des étoiles, les noms des mois et des années, et toutes les idées sur les phénomènes célestes furent inscrites en langue hébraïque sur des tablettes de pierre par Seth, fils d’Adam, instruit par l’ange de Dieu. Puis, après la répartition des langues, Ammon le Grec poursuivit ce travail, et ensuite bien d’autres. Mais on dit aussi que le septième descendant d’Adam, Enoch, prévit la future colère de Dieu, sur des tablettes de pierre, en langue hébraïque et, après le déluge, on retrouva ces tablettes sur une montagne, puis, longtemps après, on les transporta en Palestine.»
Ces colonnes antédiluviennes de Seth ou des fils de Lamech, il revient à celui qui découvre la survivante d’en réédifier une à l’identique, afin que le savoir des hommes ne soit pas perdu. Hermès-Hermarines-Armenius trouve, après le déluge, le pilier de pierre car celui de briques s’était dissous dans l’eau. «Et au septième mois, le dix-septième jour du mois, l’arche s’arrêta sur les Montagnes d’Ararat.» (Gen. 8, 4.).
Armenius ou Aikar (les Haïk sont les Arméniens) réédifie une colonne de briques «entre ciel et terre». Qu’il soit confondu avec Nemrod ne saurait troubler. Car la Tour de Babel est bâtie de briques cuites au feu afin de laisser un nom aux hommes et l’épisode se situe très exactement entre le Déluge et l’ekpyrosis de Sodome.
Mais le texte astrologique que nous venons de citer attribue à Ammon le Grec cette transmission après l’épisode de Babel. C’est qu’on insiste ici sur la langue. Tant que les hommes n’eurent qu’une langue et qu’une écriture, celle de Dieu, l’hébraïque, il n’était nul besoin qu’un Grec intervînt. Cette présence d’Ammon dans un texte grec répond, dans le texte de Platon, au «Thamous que les Grecs nomment Ammon» (Phèdre 274 d), et dans les textes hermétiques, à la mise en garde du roi Ammon (le nom grécisé) contre la traduction des vocables de la langue sacrée d’Egypte.

Ammon le Grec, Architecte (Amon) du Temple est l’auteur des deux piliers ou colonnes de la Sagesse retrouvée, Boaz et Jakin. Le mythe se soude ici aisément au texte biblique, mais en toute logique il appartient à chaque génération de ne retrouver qu’un pilier et d’ériger son complémentaire selon le rythme du majestueux mouvement de la destruction balancée du monde, par l’eau et par le feu. Voilà pourquoi les anciens catéchismes maçonniques traduisent Boaz par «un langage bégayant», c’est-à-dire la Blésité de Babel. Ammon le Grec parvient en Gaule auprès de Charles Martel. Cela, pour tout membre d’une confrérie de maçons médiévaux s’explique aisément. Lors de l’enregistrement des confréries parisiennes par le prévôt Etienne Boileau en 1268, les maçons et charpentiers affirment posséder certains privilèges depuis «le temps de Charles Martel». Ils se placent sous le patronage de Blaise l’Arménien. Quel chemin suit ce fondateur de la Maçonnerie Occidentale ? N’est-il pas en compagnie compagnonnique de Frère Soubise et de Maître Jacques, le Charpentier et le Maçon du Temple ? S’étonne-t-il de voir Soubise (Sous bise) rendu Bègue par le trop de souffle qui le frappe au visage ? Dévoile-t-il, sous le léger manteau de Maître Jacques, saint Jacques et surtout Jakin ? Où allaient-ils ? Suivent-ils, à rebours, la voie de Jacques et de son Maître, ou bien allaient-ils, comme Jacques le Fataliste et son Maître —couple dont Jacques est Maître — à Compostelle, avec le chapeau à larges bords et la gourde, sur leurs bourdons (chevaux) comme en témoigne apertement Diderot dans «le livre le plus important depuis le Pantagruel de Maître François» ? Au gré d’un navire sans agrès parviennent-ils en Espagne (comme l’apôtre décapité en Galice), aux îles d’Hyères ou de Lérins ?
AMON DE DORDONE
Or un Amon — Aime, Emon, Haime, Haymon — vit au temps de Charles Martel et son fils meurt saint martyr pour avoir trop bien servi les maçons à la cathédrale de Cologne : Rabelais n’ignore rien de sa légende.
Maître François se désespère de ne pouvoir, comme Diogène le Cynique, habiter Corinthe, se retirer sur son rocher et fondre son airain : «Puys doncques que telle est ou ma sort ou ma destinée — car à chacun n’est oultroyé entrer et habiter Corinthe — ma délibération est servir et es uns et es aultres : tant s’en fault que je reste cessateur et inutile. Envers les vastadours, pionniers, rempareurs, je feray ce que faisait Neptune et Apollo en Troie soubs Laomedon, ce que fit Renaud de Montaulban sus ses derniers jours : je serviray les massons, je mettray bouillir pour les massons, et, le past terminé, au son de ma musette mesureray la musarderie des musars.» Ce écrivit Rabelais au Prologue du Tiers Livre, en 1544.
Il — ou quiconque a écrit le Prologue du Vème Livre — récidive, persiste, signe d’un temple» et d’une «architecture» qui montrent assez que les lecteurs du Tiers Livre n’ont entendu en ces joyeusetez que du Haut-Allemand : «… à chacun n’est octroyé, henter [la leçon paraît meilleure qu’entrer et le oultroyé était en 1544 un oultre troyen …] et habiter Corinthe, à l’édification du temple de Salomon chacun un sicle d’or offrir, à pleines poignées ne pouvoit. Puis doncques qu’en nostre faculté n’est en l’art d’architecture tant promouvoir comme ils font, je suis délibéré faire ce que fast Regnault de Montauban, servir les massons, mettre bouillir pour les massons, et m’auront, puis que compagnon ne puis estre pour auditeur, je dis infatigable, de leurs très celestes escripts».

Et voilà pourquoi, si nous n’avons pas pris au sérieux dès 1533 le Prologue du Pantagruel — et sa solennelle injonction de lire œuvres «occultes» : «Bien vray est-il que l’on trouve en aulcuns livres dignes de haulte fustaye [Enfants de Soubise, à vos grandes cognées !] certaines propriétés occultes au nombre desquelz l’on tient Fessepinte, Orlando furioso, Robert le Diable, Fierabras, Guillaume sans paour, Huon de Bordeaulx, Montevielle et Matabrune» —, les invitations réitérées de 1544 et 1564 doivent nous convaincre.
Ouvrons donc l’édition lyonnaise de Claude Nourry (1506) l’Istoire de Regnault de Montauban qui devient en 1508, chez Denis Janot (encore un imprimeur de Rabelais) : S’ensuyt le livre des Quatres fils Aimon, c’est assavoirRegnault, Alard, Guichard et Richard avec leur cousin Maugis.
Or dit l’histoire que du temps du roy Alexandre… le duc Aymon présentera ses quatre fils au roy Charlemagne pour les faire chevaliers… Aimon de Dordon ou de Dordone fut celui qui fut chargé, dans la chanson de Girart de Roussillon, de recevoir dans Avignon les Messagers de Charles Martel et de pratiquer envers eux les devoirs de l’hospitalité.
Renaud reçoit le cheval-faé Baïard, don de la fée Oriande. Après l’adoubement, une rixe éclate et Renaud tue le neveu de Charles, Bertholais. Voilà les quatre frères en fuite jusqu’à la forêt d’Ardennes où Baïard les porte tous quatre allégrement. Après maintes aventures ils bâtissent au confluent de la Dordogne et de la Garonne un château, Montalban.
On attire les quatre frères dans un guet-apens. A Paris, est organisée une course ; au cheval le plus rapide sera attribuée la couronne d’or de l’Empereur. Nul doute que Renaud ne s’y rende ! Mais près de la fontaine de Monthléry, Maugis teint Baïard en blanc et rajeunit Renaud. Méconnaissables, ils remportent le prix à la barbe de l’Empereur. C’est ainsi qu’on aime à le représenter, tenant en dextre l’épée couronnée et accompagné, sur le cheval, de ses trois frères.
Allons à grands pas vers le martyre. Baïard est pris, jeté dans la Meuse, la meule au cou. C’est mal connaître la nature hellénique et solaire de cet être tant célébré par notre bon maître Dontenville. Comme Bringuenarilles ou Jean de l’Ours, comme un vent violent, il brise la meule et se réfugie en Ardennes où il est encore et où on peut l’entendre hennir à la Pentecôte ou au 1er Mai, en compagnie des chasseurs de Walpurgis.
Renaud veut faire pénitence. Il prend l’habit de pèlerin, se rend à Cologne et se met au service du maître d’œuvre de la cathédrale. Il sera moins que Maître, moins que Compagnon : Apprenti, soumis à toutes les vexations initiatiques de chantier que cet état suppose. Il porte seul une énorme pierre que quatre maçons pouvaient à peine soulever. Il est désormais à lui seul, les Quatres Fils, comme Baïard était un quadrige héliaque. Les ouvriers craignent le chômage et se concertent. Au moment du repos, ils l’assassinent à coups de maillet, de compas, d’équerre, et jettent le corps en Rhin dans un sac.
Mais les poissons rassemblés remontent dès le lendemain le corps qui, flottant entre quatre cierges ardents, au chant des anges, revient à la rive où l’archevêque le recueille. Le corps-saint, dans la châsse, refuse sa sépulture à Cologne, quitte miraculeusement la cathédrale et parvient, le lendemain, à Trémoigne (Dortmund). Saint Reynold (Reynoldus) y est honoré de nos jours encore au moustier Notre-Dame.
Les sources hagiographiques, et non plus romanesques disent que Reynoldus, né de parents illustres et vaillant homme de guerre, s’était rendu moine au couvent Saint-Pantaléon de Cologne ; il fut tué et jeté dans le lac voisin par des maçons que l’abbé l’avait chargé de diriger. Selon d’autres hagiographes, le corps fut envoyé à Trémoigne pour protéger la ville des ennemis et les habitants construisirent une église en l’honneur de saint Regnault. C’est aujourd’hui la cathédrale où la fête du saint est célébrée le 7 janvier.
On aura reconnu dans cet apprenti assassiné par les compagnons, ou dans ce maître victime d’autres maîtres, la légende et les rites initiatiques correspondants de Maître Jacques et d’Hiram. La proximité de la date du 7 janvier et de celle des trois Rois Mages, patrons de la cathédrale et de la ville de Cologne, au 6 janvier, ne résulte-t-elle pas du désir de compléter les trois par un quatrième qui s’en distinguât, comme Regnault se distingue de ses trois frères et les somme ?
D’ailleurs, si la translation à Dortmund eut bien lieu le 7 n’est-elle pas précédée au 5 par la mort, au 6 par le miracle des poissons et des cierges, et l’ensemble ne forme-t-il pas un triduum centré sur la lumineuse Epiphanie du saint ? De même au 3 janvier, Geneviève, née de la fève — on ne saurait naître plus spirituellement et le gâteau y pourvoit — se caractérise d’un cierge que le démon essaye en vain de souffler et qu’un ange rallume. Au jour où il reçoit la couronne du martyre, au 6, on fêtait donc en la cathédrale de Cologne trois plus un, quatre couronnés.
C’est ce fils Amon, Reynold, que certains compagnons d’outre-Rhin reconnaissent comme fondateur, auquel ils se plaisent à adjoindre parfois le Paladin Roland. Avec une constance que rien ne désarçonnait, pendant plus de trente ans, mon bon maître Dontenville voyait dans le Cheval Baïard la Jument de Gargantua. L’un est cadeau d’Oriande, fée parèdre du diabolique Maugis d’ Aigremont. L’autre est création du non moins diabolique Merlin, sur une haute montagne d’Orient. L’un porte quatre couronnés. L’autre porte Grandgousier et Galemelle couronnés de rochers, arrachés comme témoins à cette haute montagne. Nous les connaissons désormais sous les noms de Saint-Michel et Tombelaine. Ils forment la sépulture du géant et de la géante, mais aussi comme de nouvelles colonnes d’Héraclès du bout du monde occidental. Merlin, nouvel Hermès, aurait pu y inscrire, avec le feu tonnant de ses marteaux magiques, ce savoir que peut-être les premières tables de la loi, brisées au 17 Tammuz, transmettaient aux hommes.
Amon le Grec, Aimon du temps de Charles Martel, maçon du Temple de Jérusalem, translate, lui aussi, les deux colonnes où sont inscrits les destins astronomiques du monde. Le site de Dordon est propice, au confluent des deux Mers, quelque part sur la Grave ou les graves, là où les gabarriers jouent aux luettes avec Pantagruel (II, 5). Plus tard, lorsque la situation devient intenable au château de Dordon assiégé par Charles, c’est à Cologne, à la Cathédrale ou à Saint-Pantaléon (le frère caniculaire ou léonin de Pantagruel), ou à Dortmund que la pierre d’Aimon ou d’Aimant — celle qui ouvre les doubles battants des portes de l’au-delà si le Di Amant Egyptiaque ne s’y oppose —, la pierre de l’Art d’Astrologie —chère aux Mages — et d’Architecture… se réfugie.

Les maçons de 1532 qui trouvaient côte à côte, chez le même libraire, les aventures de la Jument de Gargantua et des Rochers de Saint Michel et celles des Quatre Fils Aimon, ne pouvaient s’y tromper. Et puisqu’aussi bien il s’agit de transports de pierres, et de pierres tombées du ciel ou frappées de la foudre (c’est tout un), je les imagine volontiers alchimisant hors de propos. Tombée du ciel, la moutarde — Sang Réal (royal) ou Gréal car elle m’est à gré — vint conforter les Andouilles, comme les Pierres, dans le Triangle de la Crau, chutent à l’aide de l’Hercule Gallicque, et les trois Pierres en triangle équilatéral signent le parvis du Temple de Paris (IV, Nouveau Prologue).
L’Or de Dordon en pur don brille sur les galets de la Dordogne, galets à riches cochets, herbes émeraudes, du temps d’avant les gravières. Nous tenons et nous étonnons que Zachée Zakkaï, le pur époux de l’impure-purifiée Véronique, l’Hémorroïsse, parvienne sur une barcasse poussée par la tempête de l’Esprit au lieu Pas de Grave ou la Pointe de Grave et qu’il fonde, non loin de ce Palet, à Soulac, pour le Seul Lait de la Vierge, un sanctuaire célèbre. Cette Véronique-Vénice au bain, nue à mi-corps dans un baquet, n’est autre que la Sirène ou la Guivre des Curieux de Nature, et Mélusine, et Vénus. Zachée-Silvain-Amator est Amour. Lorsqu’il épie Psyché, c’est le roi du Monde, Raymondin qui épie Mélusine. Amadour remonte la Dordogne, passant par Libourne, Bergerac, Sainte-Mondane (où il rend la vue à Sainte Mondane, dont elle fut plus aise qu’on ne peut dire), Saint-Julien-de-Lampon, Souillac, puis empruntant la vallée de l’Ouisse riche en perchettes, parvient au lieu où il dépose son Roc que quatre hommes ne pourraient mouvoir, le gravois Marin qui brille du culte de l’Etoile de la Mer : Roc Ama-dour. Là priait chaque année ma grand-mère pour le salut des âmes de la famille et elle obtint, en secouant l’épée de Roland, la continuation d’un peu de la race des Pétragoriciens.
article en cours : à suivre ….
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