
Il existait une mystérieuse corrélation du Dieu-Potier avec Osiris. C’est en effet essentiellement en tant que Dieu-Potier que Khnoun nous intéresse. Il s’agit moins de dresser son portrait que d’esquisser à partir des données dont nous disposons les caractéristiques qui font du Dieu criocéphale le type du Démiurge produisant les créatures sur un tour. Khnoum opère exactement comme un potier son œuvre est le produit du modelage de la matière première des dieux et des hommes placés sur son plateau.
Il existe plusieurs représentations de la scène mais les travaux égyptologiques ont concentré leur attention sur l’iconographie des temples d’Edfou et Dendera et nous reproduisons ci-après celle du mammisi de Nectanebo (XXXe dynastie, IVe siècle avant J.-C.) à Dendera. On appelle mammisis un petit temple annexe dans lequel se jouait le mystère de l’enfantement du futur roi. Celui-ci étant d’essence divine, sa génération, de la conception à la naissance, faisait l’objet d’un rituel dont les protagonistes étaient le roi et la reine. Cette « théogamie » avait lieu dans une salle spéciale qui servait de chambre conjugale aux époux, sous la protection — sinon toujours la présence — de divers dieux du panthéon égyptien, dont Khnoum. Si à l’époque tardive de Nectanebo le rôle du couple royal semble être devenu prépondérant — Khnoun faisant plutôt figure de maître ès-science obstétricale (il est resté le recours des parturientes) —, on considère qu’anciennement le Dieu. Potier se suffisait à lui-même dans la création du futur dieu-roi, par le seul effet de son art. Avec l’évolution des mentalités le mystère démiurgique s’est rationalisé et à l’acte pur du tournage s’est adjoins sinon substitué une hiérogamie que le dieu criocéphale a seulement supervisée.

Debout sur la girelle du tour, l’enfant est tenu de la main gauche par Khnoum qui, de la droite, parachève la courbure du crâne ou de la coiffure. Le tournage-modelage est pratiquement terminé ; la forme obtenue répond aux canons de la statuaire égyptienne. L’enfant est sur le point d’acquérir son autonomie d’être vivant. Bien qu’encore soutenu et retenu par Khnoum qui, assis au-dessus de la girelle, actionne de son pied gauche le volant pour une dernière rotation, l’enfant semble déjà esquisser un pas en direction de Heket la déesse à tête de grenouille qui, en contrebas, s’appuyant de la main gauche sur le ouas, le sceptre royal, lui tend de la main droite l’ankh, la croix ansée. L’enfant a encore les yeux clos et la bouche fermée, il ne reste plus qu’à l’éveiller à la vie et c’est ce à quoi s’emploie la déesse en approchant l’ankh de son visage. La scène représente donc le moment où la forme parfaite sortie des mains de Khnoum est en train de recevoir le souffle de vie qui anime l’argile et en fait un être vivant. C’est le moment crucial où l’oeuvre de Khnoum n’est plus une merveilleuse statue de terre et pas encore le jeune dieu et nouveau descendant de la lignée royale. Nous sommes dans l’entre-deux, à la charnière de l’art plastique et de la théurgie. Tout annonce que l’enfant ne va pas tarder à descendre de lui-même de la girelle et rejoindre ses parents qui attendent sans doute à proximité le miraculeux accomplissement de l’annonciation de la naissance.
Telle est la scène extraordinaire que nous décrit le relief en grès de Dendera. Avant d’en venir au principal acteur, Khnoum, il faut dire quelques mots de sa parèdre. C’est ici Heket. Par son geste, la déesse rappelle que l’oeuvre du dieu criocéphale ne se limite pas à un acte plasmateur de potier mais comporte aussi la transmission du souffle de vie et c’est même par cet acte mystérieux que Khnoum se distingue de n’importe quel autre potier humain. Heket est généralement donnée comme l’auxiliaire de Khnoum, « c’est elle qui consolide le tour du Seigneur-du-Tour ». Ailleurs Heket est remplacée par un autre personnage. Ainsi le temple d’Edfou (Chassinat, Mamm. d’Ed-fou, pl. XIII, XLIII, XLIV) contient deux représentations de la scène, l’une nous montre Heket avec une tête de femme normale, l’autre Hathor. Heket est accroupie comme à Dendera alors qu’Hathor est assise et tient les symboles de la vie et du souffle de vie. Au temple d’Hibis, dans l’oasis de Kharga, c’est Ptah qui, à côté de Khnoum, complète l’oeuvre au tour en sculptant l’enfant au ciseau’. Ces variantes ne mettent pas en cause la signification d’ensemble du processus dont il nous reste à décrypter le sens à la lumière de ce qu’on peut considérer à ce jour comme l’ouvrage de référence, Le Temple d’Esna de S. Sauneron.
Khnoum a, outre Éléphantine, son siège à Esna et dans le tome V de l’ouvrage de S. Sauneron nous trouvons un ensemble de textes qui nous renseignent sur les qualités et fonctions du Dieu-Potier et qui, par voie de conséquence, éclairent la scène que nous venons de décrire. Il s’agit d’hymnes qui, de l’avis même de l’égyptologue, constituent «quelques-uns des plus beaux textes de poésie spirituelle que la vieille Egypte nous ait jamais livrés… » et nous ne résisterons pas au plaisir de citer les plus caractéristiques d’entre eux. S’agissant d’un choix il va sans dire que le caractère incantatoire risque de passer inaperçu, la lente monotonie et la répétition des formules étant forcément gommées pour le lecteur. A travers Khnoum c’est en dernière analyse le potier-démiurge de partout et de toujours qui est chanté et nous ne pouvions clore cette dernière partie de meilleure façon que par ces hymnes à l’Artisan divin.
Faut-il voir dans cette présence de Ptah la trace d’une concurrence ou d’une influence? On crédite d’ordinaire le dieu memphite de la création «des arts et des artisans» et à Esna des prérogatives semblables sont attribuées à Khnoum. De plus les rites de la fête du I » Phaménôt ne se démarquent pas tout à fait d’emprunts à ceux de la fête de la création memphite célébrée le même jour.
«Khnoum-Ré, Seigneur d’Esna, dit :
Mes bras sont vigoureux à te modeler sur mon tour
ô mon fils chéri, Pharaon, vivant à jamais.
Je frappe le volant avec mes pieds
pour te créer sur lui…
Et je continue à modeler chaque oeuf, chaque jour,
afin d’organiser pour toi l’univers…
car je suis maître en mon art,
et j’agis au gré de mon coeur
j’ai fait que les dieux astraux fussent inclus
dans mon modelage…
car je suis le dieu au coeur parfait
qui aime créer sur le tour,
aussi ai-je créé sur le tour hommes et dieux…» (ibid., pp. 194-7).
Jusqu’ici, les textes cités nous placent sur le terrain familier de la démiurgie du tour : la matière première placée sur la girelle prenant forme sous les mains du Dieu. Cette phase correspond à l’«institution du tour du potier ». L’acte de donner la vie nous est décrit en termes de métier de potier ce qui postule l’existence d’une analogie entre les deux processus : conception, gestation et parturition sont transposées dans la problématique du tour comme si les phases de la génération étaient équivalentes à celles du travail plasmateur de l’argile. Si nous ne voyions là qu’un témoignage supplémentaire du caractère démiurgique du potier, nous aurions ajouté une pièce justificative de plus au dossier mais nous serions passé à côté du mystère sous-tendu par l’ensemble du rituel dont l’extraordinaire texte suivant nous donne la clé:
«O Dieu du tour qui crées l’oeuf sur ton tour, puisses-tu fixer l’activité créatrice du tour à l’intérieur des organes féminins et pourvoir cette matrice de ton » image « …» (ibid., pp. 234-7).
Ce texte vise le rituel final de la «transmission du tour dans le ventre de tous les êtres féminins» et l’auteur souligne qu’il n’en connaît aucune autre formulation dans la littérature religieuse de l’Égypte. Nous pouvons certainement ajouter sans risque de nous tromper qu’elle ne se trouve dans aucune autre tradition. Voici les brèves considérations par lesquelles S. Sauneron s’efforce de l’« expliquer»: «Khnoum modèle les êtres vivants sur son tour mais cette activité demeure inaperçue dans les procréations terrestres, c’est donc que le dieu est présent dans le corps féminin... ou mieux encore qu’il a transmis, fixé dans le corps féminin lui-même l’activité génératrice de vie de son tour» (ibid., p. 236).
A l’entendre, le corps féminin fonctionne comme le tour de Khnoum ; ce tour serait en quelque sorte le prototype à l’image duquel la femme aurait été faite. La fonction de Khnoum se présente comme une théophanie de tout le processus de la génération et ce processus est lui-même calqué sur celui du façonnage de la terre. Parler d’introduction du tour à l’intérieur des organes féminins ne serait ainsi qu’une façon abrupte de dire que tout se passe dans la femme (depuis la conception jusqu’à l’accouchement) comme s’il se trouvait en elle une capacité comparable à celle du potier. Le résultat est, de part et d’autre, une forme finie, élaborée en un temps donné, en vertu d’un mystérieux pouvoir plasmateur que rien n’explique de façon satisfaisante. En d’autres termes, au mystère de la force centrifuge agissant sur l’argile pour la soumettre à toutes les possibilités de forme dont sont capables les mains du potier, répond le mystère de la génération d’êtres façonnés dans le secret des matrices en une variété infinie de possibilités humaines, chacune représentant un degré d’achèvement différent, chacune se distinguant de toutes les autres, chacune étant une théophanie unique.

La scène qui nous montre Khnoum formant l’enfant au tour et lui donnant vie constituerait en somme la visualisation — c’est-à-dire l’extériorisation — du mystère invisible qui a lieu dans le sein maternel. Il ne faut pas comprendre que Khnoum n’est qu’une projection d’un processus physiologique qui n’en finit pas d’étonner l’homme et que la science n’en finit pas d’expliquer; la pensée mythique et religieuse procède inversement : Khnoum est l’archétype fonctionnel qui a servi de modèle ; toutes les femmes ne font que recommencer inlassablement et jusqu’à la fin des temps, à leur manière, le travail au tour que Khnoum leur a montré une fois pour toutes et dont la technique a été intériorisée dans leurs organes. Telle serait la spécificité féminine. La femme est intérieurement un tour, un tour qui n’attend plus que le geste instigateur mettant en mouvement le processus de façonnage. Ce geste, c’est celui de l’homme répandant sa semence. L’homme ne fait ainsi que donner la première impulsion au volant ; une fois imprimée, la rotation du tour intérieur féminin continue d’elle-même jusqu’à l’achèvement de la forme. La femme est le tour mais elle est aussi le potier guidant de ses deux mains la forme molle en train de se faire. Si Khnoum est un bélier, si sa prérogative de maître du tour est une prérogative de mâle, il n’est pas seul et on a vu qu’une fois l’enfant façonné c’est une femme, Heket, qui anime l’enfant d’argile. Certes, elle le fait au nom de Khnoum, c’est le souffle de Khnoum qui est transmis, mais c’est Heket qui présente l’ankh à l’enfant pour que le souffle pénètre dans ses narines. Ce n’est pas par hasard qu’il en est ainsi : si la scène schématise le mystère qui se joue au secret de chaque matrice, elle enseigne que l’essentiel, la vie, est transmis par la femme. Tout vient de Khnoum, forme et souffle, mais le souffle ou « l’air » — «image de Khnoum » — vient par l’intermédiaire de Heket. En chaque femme fécondée, la double action de Khnoum et d’Heket se met en oeuvre en vue de la production d’une forme animée, d’un corps et d’une âme.
Il y a entre la féminité et le tour une mystérieuse relation qui est proprement inexplicable. Nous avons constaté (le 4 ème vase) l’exclusion systématique de la femme du travail au tour dans toutes les sociétés traditionnelles. Nous avons vu combien peu satisfaisantes étaient les explications avancées et sans vouloir proposer à notre tour la nôtre, nous avons suggéré qu’elle était à chercher du côté de la nature démiurgique du tournage — acte sacré impliquant une initiation appropriée auquel la femme ne saurait être admise à participer en raison d’une incompatibilité foncière entre la nature féminine et la fonction procréatrice qui est en jeu. (à suivre dans mes livres sur la Tradition primordiale)
Khnoum apporterait une sorte de démonstration a contrario d’une telle proposition. C’est un Bélier qui est le Maître du tour, il est l’unique détenteur du pouvoir plasmateur et pourtant voici qu’un dernier rite transfère dans la femme ses prérogatives de Dieu-Potier. Désormais, la femme sera douée d’une capacité égale à celle du tour de Khnoum. Elle pourra façonner un être aussi bien que si Khnoum était installé en elle avec sa girelle et cet être sera un être vivant, un être animé — prérogative du seul Khnoum entre tous les potiers travaillant au tour. En consacrant une sorte d’intériorisation du tour divin, la tradition de Khnoum nous révèle peut-être que désormais le mystère de la génération que la femme porte en elle a rendu inapproprié l’emploi du tour humain capable de façonner la forme mais incapable de transmettre la vie. La transmission de la vie étant un don de dieu, il devient inopportun que la femme, en tant que réceptacle d’un tour capable de tourner des êtres vivants, compromette ce don et risque même de le remettre en cause en s’employant à un tour d’homme. Le don divin de tourner la vie résidant en leur matrice interdirait donc aux femmes de tourner l’inerte, l’argile des pots, de peur que, par une sorte de magie imitatrice, les limites du tour de potier ne soient transmises au tour de dieu qui est en elles. Certes, il n’existe aucune preuve que la pensée religieuse ait suivi un tel cheminement pour en venir à interdire l’emploi du tour aux femmes. On ne peut que constater que l’interdiction n’a souffert aucune exception jusqu’aux temps modernes et même si le cas de Khnoum ne nous livre pas la clé intégrale du problème, il nous aide à imaginer sinon à comprendre, quelles considérations ont pu donner prétexte et motif à une mesure aussi radicale.

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