
La France a été plus lente que l’Angleterre à se lancer dans le renouveau gothique, mais sa figure clé est apparue sous la forme d’Eugène Viollet-le-Duc (1814-79), contemporain à la fois de Pugin et de Ruskin. Architecte, il devint, grâce aux relations de son père au sein du gouvernement et à son propre intérêt pour le gothique, le principal restaurateur de cathédrales et d’églises gothiques du pays. À cette époque, de nombreux monuments gothiques avaient été endommagés ou abandonnés pendant la Révolution française des années 1790, car ils étaient associés à la corruption extrême de l’Église catholique et de la monarchie. Rien qu’à Paris, sur les 300 églises du XVIe siècle, il n’en restait plus que 97 en 1800. De nombreuses pierres ont été emportées et réutilisées dans des projets de construction séculiers. Il était donc urgent de procéder à des réparations, car les structures étaient souvent gravement affaiblies. Le premier projet de Viollet-le-Duc, alors qu’il n’a que vingt-quatre ans, est la restauration, au plus près de son état d’origine, de l’abbaye de Vézelay, un monastère bénédictin du XIIe siècle.
Jusqu’alors, personne n’avait la moindre idée de la manière dont les maçons et les artisans du Moyen Âge avaient construit les immenses cathédrales. Il n’y avait ni archives, ni études, ni écoles de restauration. En l’absence de plans originaux, Viollet-le-Duc a dû découvrir par lui-même comment l’édifice avait tenu et comment le rendre à nouveau stable. Il commence par alléger la toiture, modifier légèrement la forme des voûtes et affiner les pointes des arcs pour stabiliser les murs.
Les explications de Viollet-le-Duc sur la structure des édifices gothiques sont encore aujourd’hui très controversées et il n’y a toujours pas de consensus sur la façon dont les édifices gothiques tiennent debout car cela reste à ce jour un mystère ! Il a parcouru la France de long et en large, réalisant des dessins détaillés des monuments gothiques, accompagnés de comptes-rendus détaillés de chaque site qui ont ensuite été transformées en livres qui ont fait de lui le plus grand spécialiste de l’architecture médiévale française.
En 1844, âgé d’à peine trente ans, il remporte un concours pour la restauration de Notre-Dame de Paris. Comme tant d’autres églises gothiques, elle avait été gravement endommagée par des foules en colère et des révolutionnaires, qui avaient pillé ses trésors intérieurs, déclarant qu’il ne s’agissait plus d’une église, et brisant ou décapitant les statues des rois bibliques de Juda au-dessus des portails de la façade ouest. Son mentor, Prosper Mérimée, historien de renom et inspecteur général des monuments historiques de France de 1833 à 1852, lui recommande la plus grande prudence : « Dans un tel projet, on ne saurait agir avec trop de prudence et de discrétion …. Une restauration peut être plus funeste à un monument que les ravages des siècles ». Viollet-le-Duc a suivi ce conseil. Il supprime une grande partie de la décoration néoclassique postérieure et rétablit au-dessus du transept « la flèche » et le clocher médiévaux d’origine, qui avaient été enlevés en 1786 parce qu’ils étaient instable sous l’effet du vent. C’est ce qu’on appelle La Flèche, qui s’effondre et passe à travers le toit en flammes lors de l’incendie du 15 avril 2019. Viollet-le-Duc créa un atelier dans lequel des maçons et des sculpteurs fabriquèrent de nouvelles statues de saints, des gargouilles, des chimères et d’autres éléments de décoration gothique en pierre, en se basant sur ses propres dessins de cathédrales similaires de la même époque. Il conçoit des vitraux en grisaille gothique pour remplacer les fenêtres médiévales détruites du rez-de-chaussée, ainsi qu’un nouveau trésor gothique. Certains des vitraux les plus précieux avaient été démontés et sauvés par le clergé avant la Révolution, ce qui lui a permis de réaliser des originaux, que l’on peut encore voir au Louvre et au Victoria and Albert Museum. Il reconstruit la sacristie et fait refondre de nouvelles cloches pour remplacer celles qui avaient été fondues pour fabriquer des canons à la Révolution. La restauration a duré vingt-cinq ans au total ; pendant que la construction était en cours, Viollet-le-Duc a également pris en charge une vingtaine de commandes simultanées de restaurations plus modestes, dont la basilique de Saint-Denis, où le gothique a fait son apparition en France. Un autre architecte avait déjà réalisé une restauration, mais si mal que la tour reconstruite s’était fissurée et avait dû être démolie. Viollet-le-Duc a pu sauver les pierres et se concentrer sur la restauration de l’intérieur, y compris la chambre funéraire originale des rois de France. Il a ensuite restauré les cathédrales d’Amiens (l’une des plus grandes de France, construite sur plusieurs siècles) et de Clermont-Ferrand, et grâce à ses efforts, le néogothique est devenu le style accepté pour la décoration et l’ameublement des églises dans toute la France. Il décrit son objectif de restauration comme étant de « donner à chaque partie du monument son caractère propre, tout en faisant en sorte que les parties unies ne soient pas en conflit les unes avec les autres, et qu’elles puissent être maintenues dans un état durable et simple ».

La restauration ? un concept nouveau
Une fois la restauration de Notre-Dame achevée, on reprocha à Viollet-le-Duc d’être allé trop loin avec tous ces éléments gothiques. Ruskin, quant à lui, n’était pas d’accord avec le principe de la restauration en tant que tel, écrivant
Ni le public, ni ceux qui sont responsables de l’entretien des monuments publics ne comprennent la véritable signification du mot « restauration ». Il signifie la destruction la plus complète qu’un édifice puisse subir ; une destruction dont on ne peut récupérer le moindre vestige ; une destruction qui provient de la fausse description de la chose détruite. Il est impossible, aussi impossible que de ramener les morts à la vie, de restaurer ce qui aurait pu être grand ou beau dans l’architecture. … l’entreprise est mensongère du début à la fin.
Le successeur de Viollet-le-Duc en tant qu’architecte restaurateur de Notre-Dame fut Paul Abadie (1812-84), un autre passionné de monuments médiévaux français, dont le projet de basilique à Montmartre l’emporta sur douze autres et devint l’étonnante vision blanche du Sacré-Cœur, le point culminant de Paris après la Tour Eiffel. Aujourd’hui c’est l’église la plus visitée de France, un lieu de pèlerinage où saint Denys, premier évêque de Paris, a été décapité. Avec ses cinq dômes et, selon le modèle de Sainte-Sophie et de Saint-Marc de Venise, elle pourrait difficilement être plus différente du chef-d’œuvre gothique qu’est la cathédrale de Paris mais elle présente également des influences islamiques dans ses doubles dômes, ses arcades trilobées à l’intérieur du bâtiment et ses mosaïques bleues et or. Certains y ont même vu des similitudes avec le Taj Mahal.
Malgré ses critiques, la réputation de Viollet-le-Duc dépasse les frontières de la France et le gouvernement allemand l’invite à commenter le projet d’un architecte allemand de restaurer le toit et la flèche de la cathédrale de Strasbourg dans un style roman grandiose. La cathédrale a été endommagée par l’artillerie allemande pendant la guerre franco-prussienne et fait désormais partie de l’Allemagne. Viollet-le-Duc conseilla aux Allemands qu’une telle restauration ne serait pas du tout dans leurs habitudes. Son avis fut accepté et la flèche de l’église retrouva son aspect d’origine ».
Lorsqu’il fut critiqué – comme il le fut toute sa vie – par les académiciens de la célèbre École des Beaux-Arts de Paris, la principale école d’architecture de France, Viollet-le-Duc défendit sa décision de reconstruire les églises dans le style gothique. L’École considérait le style gothique (un peu comme Wren) comme « incohérent, désordonné, inintelligent, décadent et sans goût », mais Viollet-le-Duc a répliqué : « Ce que nous voulons, messieurs, c’est de l’art :
« Ce que nous voulons, messieurs, c’est le retour d’un art qui est né dans notre pays… Laissez à Rome ce qui appartient à Rome, et à Athènes ce qui appartient à Athènes. Rome ne voulait pas de notre gothique (et fut peut-être la seule en Europe à le rejeter) et elle avait raison, car lorsqu’on a la chance de posséder une architecture nationale, le mieux est de la garder. »
Comme Pugin, il rejetait la symétrie des bâtiments classiques comme vaine, la considérant comme trop soucieuse de l’apparence extérieure. Selon lui, il est bien plus important de se préoccuper des personnes qui utiliseront réellement un bâtiment. Il poursuit :
« Si vous étudiez un instant une église du treizième siècle, vous verrez que toute la construction est réalisée selon un système inaltérable. Toutes les forces et tous les poids sont projetés vers l’extérieur, une disposition qui donne à l’intérieur le plus grand espace ouvert possible. Les arcs-boutants et les contreforts soutiennent à eux seuls l’ensemble de la structure et présentent toujours un aspect de résistance, de force et de stabilité qui rassure l’œil et l’esprit ; les voûtes, construites avec des matériaux faciles à monter et à placer à une grande hauteur, sont combinées d’une manière aisée qui fait reposer la totalité de leur poids sur les piles… toutes les parties de ces constructions, indépendantes les unes des autres, même si elles s’appuient les unes sur les autres, présentent une élasticité et une légèreté nécessaires à un édifice de si grandes dimensions. On constate encore (et cela ne se retrouve que dans l’architecture gothique) que les proportions humaines sont la seule règle fixe. »
C’est la nature organique que Pugin et Ruskin ont également perçue, la qualité holistique d’un bâtiment gothique. Comme Ruskin, Viollet-le-Duc aimait la nature et, en vieillissant, il passa de plus en plus de temps à écrire sur les Alpes autour du Mont-Blanc, à marcher dans les montagnes et à prôner le reboisement. Pour s’inspirer de l’architecture, il étudie également les structures organiques, comme les feuilles et les squelettes d’animaux. Les ailes des chauves-souris exercent une fascination particulière. Dans ses derniers écrits, Viollet-le-Duc tire des conclusions de l’architecture médiévale qu’il applique à l’architecture moderne. Il note qu’il est parfois nécessaire d’employer une armature en fer lors d’une restauration pour éviter le danger des pneus, à condition que la nouvelle structure ne soit pas plus lourde que l’originale et qu’elle conserve l’équilibre original des forces que l’on trouve dans les structures médiévales : « Les monuments du Moyen Âge ont été soigneusement calculés et leur organisme est délicat. Il n’y a rien d’excessif dans leurs œuvres, rien d’inutile. Si l’on modifie l’une des conditions de cet organisme, on modifie toutes les autres. Pour beaucoup, c’est un défaut ; pour nous, c’est une qualité que nous négligeons trop souvent dans nos constructions modernes … Pourquoi construire des murs coûteux de 2 mètres d’épaisseur, si des murs de 50 centimètres d’épaisseur [avec des appuis renforcés] offrent une stabilité suffisante ? Dans la structure du Moyen Âge, chaque partie d’un ouvrage remplissait une fonction et possédait une action ».
Cette cohérence de vues entre Pugin, Ruskin et Viollet-le-Duc, les trois figures clés du renouveau gothique anglais et français du XIXe siècle, est frappante. Tous trois ont pu ressentir, grâce à leur exposition intime et personnelle à ces édifices gothiques médiévaux, leur unité unique, leur unité de structure. C’est comme s’ils étaient en quelque sorte autosuffisants, et que si vous les bricoliez une partie, vous pourriez en désalignerez une autre ailleurs. C’est le concept fondamental au cœur de tant de structures et de créations islamiques, toujours étayé par des mesures géométriques et arithmétiques extrêmement précises. C’est exactement ce que Felix Arnold a découvert lorsqu’il a analysé les mathématiques de l’espace de la Mosquée de Cordoue, l’ultime construction omeyyade de l’Espagne maure du Xe siècle, dont les racines et l’inspiration se trouvent dans les constructions omeyyades originelles de Syrie – le dôme du Rocher l’omeyyade de Damas, l’omeyyade d’Oman et la mosquée omeyyade de Damas et les palais omeyyades du désert, tous construits avant l’année 750, date à laquelle leur dynastie s’est emparée de la ville. Le style réapparaît irrépressiblement en Espagne, puis gagne progressivement le nord aux XIe et XIIe siècles, sous la forme des grandes cathédrales gothiques médiévales d’Europe, comme Notre-Dame.

Paul d’Abbadie : né en 1812 – il est le fils d’un architecte qui s’appelait aussi Paul Abadie -, le passionné de patrimoine finit ses classes auprès de deux maîtres, Jean-Baptiste Lassus et Eugène Viollet-le-Duc, sur un chantier hors norme, celui de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Le jeune architecte y officie en tant que second inspecteur. « On se transmettait le savoir, théorise Thierry Baritaud, ingénieur du patrimoine et fin connaisseur des moindres pierres de la cathédrale périgourdine. Viollet-le-Duc est devenu le théoricien du néogothique grâce à sa restauration de Notre-Dame de Paris. Grâce à celle de Saint-Front, Abadie va devenir le théoricien du néoroman. » Il est l’auteur des premiers plans du Sacré Cœur, le second monument de la capitale.
En savoir plus sur Toison d'Or
Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.



Vous devez être connecté pour poster un commentaire.