de Bélenos à Gargantua ou la radiance de la révélation primitive retrouvée

Belenos Apollon

«Anciennement, Gargantua vivait parmi les hommes. Et, dans les collines rocheuses qui se trouvent entre ces deux rivières, il y a un creux de roc, en forme d’homme, deux ou trois fois grand comme un homme ordinaire. C’est là, dit-on, que Gargantua avait coutume de se reposer. Il avait avec lui une grande tribu qu’il nourrissait en un endroit appelé Midul. Tout à coup, il disparut. Bien qu’invisible, il donne aux siens de quoi manger, faisant pousser pour eux les végétaux et ils pensent qu’un jour, dans l’avenir, il reviendra».

Il y a là, nous semble-t-il, un excellent résumé des croyances folkloriques relatives à notre géant. Nous voyons Gargantua dans sa caverne, au flanc d’une hauteur, à proximité de l’eau sainte. L’«empreinte» de son corps colossal n’est pas oubliée. Nous constatons que, grâce à son immersion dans le mana ultraphysique, il faisait croître, pour la tribu dont il était le divin initiateur, les plantes et les herbes nécessaires. Un jour, il s’en est allé au ciel, sur la Montagne. Mais il reviendra à la fin des temps, et, bien qu’invisible, il continue d’ailleurs de veiller sur les hommes.

Ce qui démontre clairement la valeur universelle de cette légende, c’est que nous venons de commettre un faux. Nous avons substitué le nom de Gargantua à un autre, et cet autre n’est rien de moins que Baïame, le Grand Dieu de la tribu Wailwun en Australie. A part le seul changement, nous avons recopié le texte du récit indigène, tel qu’il figure dans les Mythes et Légendes d’Australie d’Arnold van Gennep.

Le géant Gargantua

BELEN, «PERE» DE GARGANTUA

Étymologie du nom et importance du dieu

Belen-Belin, père de Gargantius ou Gurgant, le Gargantua britannique, désigne le même personnage qu’Apollon. Celui-ci, dont le nom s’écrivait parfois Apellôn, fut, primitivement, le dieu des pommes sacrées (apple, apfel), identique à l’Avallon celtique (abal, aval = pomme). Le beau dieu germanique Balder a même source : a-pal-ter, c’est-à-dire pommier (ter = tree). Nous sommes donc en présence d’une entité en qui s’hypostasiait la radiance immortelle, propre à l’Ile Sainte nordique, qui fut l’Ile des pommes initiatiques. Le mot Bal, qui procède, par apocope, de abal, nous fait, au surplus, entendre Bel, Belen, Belin, Balan, Balant, etc…; et même Bren, Brennius, Bran (par la permutation usuelle de l et de r).

Mont St Michel

Notre Mont St Michel suffirait à prouver l’importance de cette entité celtique — à laquelle il faut joindre la parèdre Belisama (la déesse, «semblable à Bel») — puisqu’il s’appelait anciennement Tombelaine, c’est-à-dire la tombe (la prétendue tombe) de Belen. — Ausone, dans un passage bien connu, atteste au demeurant l’existence de Mystères béléniques, puisqu’il nous parle d’un druide, nommé Attius, qui était prêtre dans un sanctuaire de Belen, et portait le titre, tout initiatique, de Patera : c’est ainsi, précise le poète gallo-romain, que les initiés aux mystères appellent les prêtres d’Apollon (sic ministros nuncupant Apollinares mystici).

Belen-Baleine abstraction du jeu de mots que l’on songe que Grantgosier doit la vie (la vie initiatique) à Belen, incarnation du mana lumineux de l’Ile sacrée. On découvre au surplus cette «Baleine» singulière dans la toponymie française (voir par exemple le hameau de Seine-et-Marne qui porte cette appellation, à Saint Martin-du-Boschet; voir aussi les rivières de Belaine, Belène, Blaine, Bleine, Boulaine, etc…).

jeu de mots :

Il est très probable, en effet, que l’animal marin a tiré sa désignation de Belen, et qu’il n’y a point, dès lors, en l’occurrence, une coïncidence ou convergence verbale, mais une authentique filiation linguistique. Le dieu Belen, comme tant d’autres divinités ourano-poseidoniennes, a, selon toute vraisemblance, donné son nom à une embarcation marine possédant son essence transcendante dans laquelle séjournaient les néophytes. Ce monde souterrain aquatique, que le Livre biblique de Jonas a rendu célèbre, fut utilisé fréquemment, chez les peuplades littorales, comme lieu de réclusion initiatique. Il est notoire, du reste, que la Gorgone avait donné son appellation à un bâteau (Gorgô). Belen, qui fut, lui aussi, un digesteur divinisant, eut sa tombe flottante, identique ontologiquement à sa prétendue tombe-caverne des hauteurs; et ce gros corps monstrueux qui avançait sur les flots en avalant les hommes, fut, très correctement, appelé Belen, Balen, Balan (d’où Baleine). Par extension, le vocable s’appliqua à l’énorme cétacé, qui ressemblait au monstre liturgique. D’après les idées antiques sur la valeur objective et ontologique des noms, la baleine-animal détint, en conséquence, le même mana que la baleine-embarcation, c’est-à-dire la vertu métamorphosante de Belen. Il était normal, dans ces conditions, que Merlin recourut à des os ou des fanons de baleine pour créer l’homme et la femme. Il y avait sans nul doute là un vieux rite de création, dans lequel l’officiant en qui s’hypostasiait la puissance divine utilisait non de l’argile ou des pierres, mais des fragments de mammifère marin, considérés comme pourvus de propriétés transcendantes. L’indication des Grandes et Inestimables Chroniques offre donc une sérieuse portée documentaire.

Apollon Dieu dauphin, Tunisie

A ceux qui s’étonneraient de voir Belen-Apollon manger ainsi les hommes, rappelons qu’en Grèce, le vainqueur du Grand Serpent Python fut aussi, très anciennement, un dauphin. Or, en étudiant ailleurs le Dauphin d’Arion, nous avons montré qu’il n’était rien d’autre qu’une embarcation divinisante, un «monstre» en forme d’animal marin, et que l’aventure du poète lesbien constitue une liturgie initiatique analogue à celle de Jonas. Apollon Dauphin fut donc d’abord une construction marine servant de monde souterrain, tout comme le fut très probablement Apollon Baleine.

N’était-il point normal, du reste, que cette personnalité lumineuse, en qui se condensait le mana de l’Ile Sainte, se présentât comme une terre pure flottant au milieu des eaux ? La «baleine», l’orque, le «dauphin», la «gorgô», le cheval marin identifié à Poseidon, le taureau marin identifié à Zeus, etc… étaient, en toute vérité, de minuscules îles portées par les vagues, et elles avaient l’avantage de conduire les hommes vers l’Ile primordiale. — «Vaisseaux du salut», elles détenaient, au coeur de leur forme matérielle, l’énergie immortelle de la Terre Sacrée. — Il convient, en outre, de relever qu’une des modalités très anciennes de l’ascèse consistait à mourir par l’eau et dans l’eau. L’asphyxie par noyade constituait le trépas initiatique, à la suite duquel intervenait la résurrection, grâce à l’embar­cation salvatrice; le rite, si fréquent, du saut aquatique divinisant, était fondé sur ce scénario, dans lequel Apollon-Baleine ou Apollon-Dauphin apparaissait avec éclat sous son aspect de libérateur. D’intrépides ascètes, qui réussissaient à maîtriser totalement leur respiration, parvenaient même à vivre des semaines, voire des mois, au sein de l’eau, sans respirer à l’air libre : ceux-là étaient véritablement morts à l’univers des sens et intégrés dans l’univers supérieur; ils rejoignaient pleinement Apollon et les Bien­heureux de l’Ile Sainte, tout comme les rejoignaient par d’autres voies ceux qui avaient le secret de vivre au sein du feu sans subir l’atteinte des flammes, ou de rester enterrés des années dans un trou, à l’instar des cadavres.

Belen-Bels, ou Apollon-Loup

Belen nous réserve d’autres surprises. Nul n’ignore qu’Apollon était fils d’une louve, et qu’il fut lui-même un loup-garou insigne. C’est d’ailleurs parce que né d’une louve qu’il était porteur de lumière, ainsi que l’indique expressément, en grec, son épithète rituelle de Lykêgène, qui a le double sens de : issu de la lumière, et de : issu d’ une louve. Ce n’est point, comme il va de soi, par un caprice du hasard que la radiance et la louve se trouvent désignées par le même vocable, pas plus qu’il n’y a rencontre accidentelle dans le fait que le Dispater celtique, c’est-à-dire le premier ancêtre ogre, l’orcus, est représenté comme un loup-garou. Dans l’Occident, la dépouille du carnassier servit avec prédilection aux métamorphoses rituelles : les personnages les plus sacrés furent très souvent des loups-garous. Les constructions utilisées comme monde souterrain s’identifièrent à eux. C’est, dès lors, le loup, d’après les idées ontologiques de l’époque, qui avalait les néophytes pour les transsubstantier, et en faire des êtres de clarté, immergés dans la radiance.

Dans ces conditions, l’on n’éprouve aucune surprise à voir Bel, Belen, signifier le loup : celui-ci, en gallois est bela et blai; en cornique Bleidh; en breton, bleiz; dans l’ancien celtique, il était blez; la Beauce (Beléa) et le Blésois, lui doivent leur appellation, sans parler des nombreuses dési­gnations toponymiques, telles que Blaise (Eure-et-Loir) et la Blaise (cours d’eau qui, en Haute-Marne, traverse Blézy, Blaise, et recueille le Blaiseron), etc …, etc. E. Saillens, à qui nous renvoyons sur ce point, signale d’autres détails caractéristiques, par exemple qu’une monnaie carnute porte, avec le signe S, symbole du soleil, un loup. Il est impossible de proclamer plus nettement l’identité d’Apollon-Belen et d’Apollon-Blez ou Bels. — Le Velès ou Vo/os des Slaves, qui est un berger à tête de loup s’apparente sans nul doute à Belen-Bels. — Le plus beau triomphe de l’antique loup-lumière est du reste d’avoir promu au premier rang des saints médiévaux un obscur Blasius, devenu, grâce à lui, le populaire saint Blaise; ce brillant intercesseur et guérisseur doit à son devancier, le loup divin, d’être mis étroitement en rapport : a) avec les oiseaux sacrés de l’Ile Sainte, notamment avec la cigogne (KGN se reliant à KRGN, ainsi qu’à GRN : garanos désigne en effet non seulement la grue mais la cigogne); b) avec les gorges (GRG), qu’il a la spécialité de guérir : son premier miracle fut de sauver un enfant qui avait avalé une arête, et il semble bien que ce récit folklorique transpose un ancien exploit du Libérateur initiatique, consistant à arracher un enfant à la gorge du loup qui avait opéré sa transsubstantiation. De toute manière, puisque les enfants sortaient, régénérés, du gosier de Blez, il paraissait naturel pour la mentalité ontologique, que saint Blaise eût le contrôle de tous les larynx (qu’on appelait souvent les corniolons : thème KRN).

Résumé et conclusion

Bien que, dans cette esquisse d’article, nous ayons à peine entamé un sujet particulièrement touffu, et comme inépuisable, nous sommes recon­naissant à Gargantua de nous avoir aiguillé vers son «père», Belen. Nous pressentons la grandeur initiale du «fils» à l’exceptionnelle dignité, et à la notoriété universelle, de celui auquel il est censé avoir succédé. L’on a insuffisamment discerné jusqu’à présent l’importance unique et la position internationale de ce dieu ABL-BL, ce qui tient, semble-t-il, à ce qu’il ne se présente point, le plus souvent, comme une idole aux traits arrêtés, pourvue d’une légende bien définie. Il est, presque toujours, intégré dans les rites; c’est là qu’il faut aller le saisir; c’est par ce côté d’ailleurs qu’il est grand, qu’il est vrai, qu’il est vivant, et qu’il reste primordial : il nous montre, mieux que les autres, la source des entités mythiques; source qui se situe invariablement dans la liturgie. C’est ainsi, du reste, qu’il peut être supérieur à toute nationalité. Un dieu aux contours précis s’incorpore inévitablement à un groupe social donné. Belen lui-même devient une personnalité spéciale (Apollon, Belen, Bali, etc…) dans la mesure où les rites dont il fut l’hypostase se particularisèrent chez un peuple. Même, toutefois, dans les cas de ce genre, la méthode comparative permet de découvrir son point d’attache rituel, et de lui restituer sa physionomie primitive.

L’on a, certes, compris, jusqu’ici, qu’il fut une personnification de la radiance. Mais l’on a fait gauchir l’idée, en voyant primairement dans cette lumière la clarté du soleil. Apollon-Belen fut de la sorte ravalé au niveau de divinité naturiste. Invariablement, quand on parlait de lui, on songeait à l’astre du jour : on rendait, par là même, inintelligible la multiplicité de ses aspects.

La radiance qu’il personnifie est, en réalité celle de l’Ile Sacrée, celle, aussi, de là caverne initiatique, celle qui illumine peu à peu la pensée, grâce à l’ascèse, dans les ténèbres du monde souterrain, celle qui éblouit les hommes quand ils sont capables de conquérir la pomme d’immortalité, celle qui soustrait l’âme aux limitations de l’univers phénoménal et la fait accéder au Réel, c’est-à-dire à cette unité qualitative du cosmos dynamique qui apparaît, comparée aux données spatiales des sens, comme un «nir­vâna». Il ne fut le Soleil que par dérivation, lorsque la radiance initiatique fut identifiée avec la splendeur de l’astre diurne; et encore ne fut-il jamais le Soleil physique, mais bien la matière énergétique sous-jacente, dont l’astre était la plus glorieuse manifestation pour l’humanité (voilà pourquoi le soleil fut toujours, aux yeux des anciens, un homme, autant et mieux qu’un corps céleste. Il suffisait que cet homme possédât, grâce aux dis­ciplines initiatiques, la même invisible énergie radiante).

La conception déterminante fut, au demeurant, celle de l’Ile Sainte, patrie primordiale de l’ascèse transformante, terre d’élection du rituel de mort et de renaissance. C’est cette «terre pure» théocratique qui a donné son nom à Apollon-Belen, nom qui fut celui de la pomme en tant que premier fruit révélateur de la vie impérissable, et ce nom s’est propagé partout, ce qui, répétons-le, confirme l’existence, à la fin du néolithique, d’une langue sacrée unique, liée à la diffusion des rites.

L’on entend, au surplus, grâce à notre exégèse, pourquoi l’appellation de Bel est devenue celle du loup, pourquoi le beau dieu Apollon fut un loup-garou notoire, pourquoi Bâlor fait mourir, pourquoi Bêlé et Bâli résident dans le monde souterrain, pourquoi Belen fut une baleine, une montagne, une rivière, un objet circulaire et plat, un objet sphérique, etc…, etc… Les pratiques initiatiques, avec les épreuves dont elles s’accompa­gnaient et les grandes fêtes qui les terminaient, rendent compte de tout, en ne laissant dans l’ombre aucun détail.

JD dirige la collection Lux in Arcana dans le cadre d’un renouveau des études traditionnelles

L’importante étude Pierre Gordon dont nous venons de donner un extrait commenté sera réédité courant du premier trimestre 2024 mais en attendant vous avez ces deux livres (encore en stock) :

et puis notre étude :

Ases et Vanes, les formulaires indo-européens, etc …
Voir ici pour commander

3 réflexions sur « de Bélenos à Gargantua ou la radiance de la révélation primitive retrouvée »

  1. merveilleuse analyse cher Jacob… allant toujours au fond des choses… des symboles et des divinités de la nuit des temps réactualisés pour notre plus grand bonheur et notre compréhension des mythes primordiaux… et des liens avec des légendes, des lieux…

  2. Merci pour cet article fort intéressant.

    Connaissez-vous la date (durée) de construction du Mont Saint-Michel, ou Tombelaine?

    Quel joli nom!

    Merci d’avance.

Les commentaires sont fermés.