Marsile Ficin et l’académie florentine

L’académie de Carregi qui servira aussi pour les fidèles d’amour de Dante

Côme s’était depuis longtemps attaché à son médecin personnel, Ficino. Ce dernier avait suivi les cours de Pléthon. Encouragé par Côme, il avait donné à son fils, Marsilio, une formation très poussée en grec.

Marsilio n’avait que cinq ans à l’époque du concile, mais toute son éducation fut marquée par l’influence de Pléthon qu’il ne put connaître directement. Son père et son maître Côme l’entourèrent des meilleurs précepteurs. Il lui fut enseigné le principe selon lequel science sans conscience n’est que ruine de l’âme. L’action d’apprendre est analogue à celle de l’alchimiste. Le savoir n’engage pas seulement la mémoire, mais doit provoquer la transformation de l’être. Toutes ces idées, il les développera dans son œuvre.

En 1459. Marsile Ficin a vingt-trois ans. Il vient de fournir les preuves de sa maîtrise du grec et du latin, ainsi que de toutes les manifestations culturelles auxquelles ces deux langues fournissent le support. Alors, Côme donne en son honneur une fête au cours de laquelle il le sacre solennellement : « Prince des académiciens » et lui pose sur la tête une couronne de laurier selon l’usage antique qui distinguait ainsi les héros et les génies.

En outre, Marsile Ficin reçoit l’usufruit d’une villa pour y installer l’Académie et y faire séjourner les académiciens, si tel est leur désir. Il s’agit d’une propriété très vaste, en dehors de la ville, sur une colline, la villa Carreggi. Un grand espace boisé, un moulin et des vignes sont intégrés à cette propriété. Acquise en 1417 par son frère Lorenzo, Côme en hérita en 1457 et la fit restaurer et embellir par Michelozzo. C’était un château construit le siècle précédent. Michelozzo l’avait rapidement transformé. Ne demeurait du château que la forme basse et massive. Carreggi était devenue une demeure conçue pour le plaisir et la médita­tion, aux portes et aux fenêtres largement ouvertes sur un jardin à l’italienne agrémenté de nombreuses fontaines.

Depuis deux ans, Côme installe à Carreggi sa bibliothè­que et la plus grande partie de ses collections d’œuvres d’art. Marsile Ficin s’y installe, y transporte ses meubles et sa bibliothèque mais conserve une maison en ville où il se rendra de temps en temps. Il décore Carreggi de manière à en faire un véritable temple de la philosophie. Il choisit une devise et la fait inscrire sur les murs : « A Bono in bonum Omnia diriguntur ». Des règles et des maximes sont peintes et gravées dans les différentes pièces de la maison. Le philosophe doit être bon plutôt qu’instruit, fuir les excès, ne pas s’occuper des biens de la fortune et ne pas se tourmenter avec la pensée du lendemain ».

Marsile Ficin racontera lui même cet évènement au petit fils de Côme, Laurent, dit le Magnifique, dans une lettre datée du 9 mai 1492 : « Le grand Côme, nommé Père de la Patrie par décret du Sénat, aux temps des transactions du concile qui se tient à Florence au temps du pape Eugène, entre les grecs et les latins, entendit à plusieurs reprises disputer des mystères de la philosophie grecque, un philoso­phe grec du nom de Gemisto, de la famille de Platon, presque un second Platon. De sa chaude éloquence il en fut tellement enthousiasmé que dans les hauteurs de son esprit il en conçut une Ecole où l’on enseignerait, comme dans l’antique académie, le système de Platon, avec l’intention de la fonder quand les circonstances seraient favorables. Passe quelques temps et en murissant son projet, il décide de me destiner, moi encore jeune, à l’étude du Platonisme et j’en viens ainsi à être l’instrument de la Réalisation du grand projet de Côme ».

Outre les sentences, règles et maximes, Marsile Ficin fait peindre une allégorie représentant un globe terrestre regardé d’un côté par Démocrite qui rit, et de l’autre par Héraclite qui pleure. Il veut ainsi signifier que la philosophie se trouve face à l’alternative : rire ou pleurer et que la compréhension du monde donne matière autant à rire qu’à pleurer. L’Académie n’impose ni l’optimisme ni le pessi­misme. L’essentiel est de comprendre et chacun réagit selon sa nature.

Les conditions d’admission et le programme de l’Aca­démie sont déterminés par Côme, selon les principes que lui avait enseignés Pléthon ; il s’agit d’un véritable monastère laïque, ouvert à tous les hommes de talent, sans distinction de religion. Les académiciens se consacrent à la recherche de la vérité et étudient des textes anciens occultés pendant des siècles, dans un climat de totale liberté. L’unique contrainte est de respecter la liberté d’autrui. Par exemple, ne pas faire de bruit à côté d’un « frère » qui médite ou qui dort. Autrement, chacun peut entrer et sortir, demeurer ou s’en aller, amener des amis et des femmes, organiser son temps selon ses humeurs, étudier, dormir, se promener, flâner, banqueter.

C’est l’abbaye de Thélème rêvée par Rabelais. En effet, le « Fais ce que tu voudras » est la règle fondamentale et non écrite de la villa Carreggi. Dans toute l’Europe, à la même époque, le savoir est encore géré par l’Eglise. La philosophie n’a pas encore tranché le cordon ombilical qui la relie à la Théologie. Dans les monastères, les moines vivent en communautés retirées du monde et subissent une discipline souvent draconienne. Les règles des divers ordres monastiques sont conçues pour restreindre toute initiative individuelle. Elles restreignent le sommeil ; les moines sont tenus de se réveiller la nuit, après quelques heures de sommeil, pour se rendre à des offices. Le « système » autoritaire se méfie du sommeil et des rêves !. Fatigués, à moitié endormis, selon un programme immua­ble, jour après jour, les moines répètent les mêmes litanies,

Les membres de l’Académie se donnent entre eux le titre de « frères en Platon » et le buste de Platon règne dans le grand salon. Toute personne de passage, tout curieux, peut entrer et obtenir l’hospitalité mais pour être admis comme « Académicien » il faut être « bon et honnête », s’ins­crire dans le courant d’idées platonicien et aspirer à se cultiver et à devenir meilleur. Le programme des travaux est important mais n’impose ni délai ni horaire strict. Il s’agit de traduire en latin les livres et les manuscrits que Côme fait venir de Grèce ; notamment Platon et le néopla­tonicien d’Alexandrie Plotin, l’auteur des Ennéades. Par ailleurs et en même temps, explorer les sciences dites « traditionnelles » : astrologie, alchimie, Kabbale. Egalement pratiquer les arts, composer des poésies et de la musique. Chacun à son tour doit discourir sur l’Amour, principe de la vie, moteur de l’harmonie universelle. Il convient de ne pas oublier ces paroles de Pléthon : « Chaque religion n’est qu’un morceau du miroir brisé d’Aphrodite »…

Chacun doit aussi pratiquer l’amitié véritable entre « frères » qui cherchent ensemble le bien ». Marsile Ficin écrit : « L’amitié est l’Union de la volonté et des désirs. Les frères académiciens doivent avoir le même but : Or, si ce but est la richesse, les honneurs, la science pure, il ne peut exister d’amitié, parce que ces buts provoquent au contraire la jalousie, la vanité, l’envie et la haine. L’amitié véritable n’est possible qu’entre frères qui cherchent ensemble le bien« .

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Parmi les membres, on trouve des juristes, des prêtres, des médecins et des musiciens. L’un des membres les plus connus est le kabbaliste juif Fortuna, ami de Pic de la Mirandole. Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Giovanni Cavalcanti, le politien, Alessandro de Rinaldo Braccesi, Fortuna et, naturellement Côme de Médicis deviendront les plus renommés parmi les Frères académiciens.

Comme il est dans une société de pensée, fraternelle de surcroit, une grande part de travaux est effectuée en équipe. Cette méthode de travail étonne les contemporains : elle est attestée par un certain Scipion Bargogli qui vivra un siècle plus tard et n’aura donc connu l’Académie que par ouï-dire, mais qui la citera dans une conférence (« Oratione ») destinée à « I’Accademia degli Accesi » à Sienne et publiée à Florence en 1569.

L’Académie de la Villa Carreggi permet à tout visiteur de faire retraite et de se livrer un certain temps à la vie contemplative, sans avoir besoin d’habiter un monastère religieux. La vie est y douce, sereine et joyeuse. L’ombre sinistre de la croix ne s’interpose pas entre les hommes et le soleil. On cultive l’amitié et le savoir pur, le « gay sçavoir« . Certains flanent dans les jardins tandis que d’autres disser­tent et travaillent.

Côme s’y rend souvent, presque chaque semaine. Il aime proposer des sujets de débats à table. Est-il ou non souhaitable que les philosophes dirigent une République ? Qui, d’un philosophe ou d’un général, est plus utile à la cité ? Si l’on doit pardonner les injures et les offenses, sur quoi fonder le droit de punir les criminels ? etc…Ils ravivent les « Dialogues » de Platon. Les discussions sont animées et les avis très partagés. Certains ont tendance à pontifier, d’autres ironisent et racontent des anecdotes. De ce bras­sage d’idées ne sort presque jamais une conclusion définiti­ve, mais ce n’est pas cela qui est important. Ces échanges d’idées qui remettent en question toutes certitudes favori­sent l’émergence d’un niveau de conscience supérieur. Ce que l’on peut attendre de mieux d’une question, n’est-ce pas la formulation d’une autre question ? Et ainsi l’homme conquiert les privilèges de ses Dieux.

article en cours : à suivre …

le premier volume est en réimpression pour Novembre et le second suivra