Aventure d’un mythe : le barattage du Nil et du Gange, de l’Himalaya à Bigheh

Temple d’Isis à Philae

L’île de Bigheh, aux confins du désert de Nubie, formait (avant la construction du barrage d’Assouan puisque, depuis, tant Bigheh que Philae sont définitivement submergées: on sait que le temple de Philae a été démonté et remonté avant la mise en eau du barrage sur l’île d’Aegilka, hors d’atteinte des eaux) une grosse masse rocheuse aride dont les bords tombaient en pente raide sur le fleuve. Cette configuration montagneuse est maintes fois rappelée dans les textes qui désignent le lieu soit par l’expression de «haute montagne ». Toutes ces désignations sont équivalentes et nous retiendrons surtout la désignation de l’île du tombeau osirien comme une montagne. Or la représentation faite sur le mur nord de la porte d’Hadrien à Philae montre qu’à l’intérieur de cette montagne se trouve une caverne où sont localisées les deux sources du Nil, divinisé et personnalisé. Si les qualificatifs de (haute montagne de Bigheh) «deux fois cachée, deux fois secrète» font allusion à cette dualité, l’occultation mentionnée s’applique tant à l’invisibilité de l’eau des sources qu’au dieu caché: à la fois Nil et Osiris. Diverses inscriptions confirment l’identification du Nil (« Père des Dieux » dispensateur de l’Eau de Vie »,… seigneur de la rosée… et de la viridité de la terre) et d’Osiris. Si le Nil est figuré dans la caverne en train de verser deux récipients, Osiris est crédité, dans l’Abaton, de deux jets d’eau qui jaillissent de sa cuisse : l’une et l’autre de ces représentations sont les symboles des sources d’où provient la crue providentielle comme l’attestent maintes inscriptions données par Junker dans le compte rendu de ses recherches.

Le Nil jaillissant de la cuisse gauche d’Osiris.le détail capital: deux jets d’eau jaillissant de la cuisse gauche. Cette précision est de la plus grande importance, elle recoupe le contexte mythique que nous avons progressivement dégagé jusqu’ici faisant de la cuisse, et notamment de la gauche, le centre constant d’une problématique et d’une thématique dont la cohérence, nonobstant la diversité des traditions considérées, est à vrai dire impressionnante. Bien que la figure soit d’assez mauvaise qualité — sans doute en raison de l’état d’usure ou du format du relief — nous en donnons ci-dessous une reproduction

Dans cette illustration on peut voir la partie inférieure du tronc d’Osiris, apparemment émasculé; les jambes sont nettement distinctes l’une de l’autre, la jambe gauche est allongée au-dessus de la jambe droite. Deux jets d’eau s’échappent en demi-cercles symétriques d’un point unique de la cuisse nettement situé au-dessus du genou. Deux personnages agenouillés face à face dans une position également symétrique par rapport à ce point semblent rendre grâce du jaillissement miraculeux de l’eau qui retombe sur leurs bras tendus dans un geste rituel. Il pourrait s’agir d’Isis et Nephthys ou d’Isis et Re, en effet selon Junker «in der Inschrift über der Darstellung wird erzàhlt wie Isis die Seine gefunden habe und mit dieser Nachricht zu Re nach Heliopolis geeilt sei ; da habe der Sonnengott aile Götter aufgefordert, mit ihm nach dem Abaton zu eilen und die Reliquie des Gottes zu bestatten ».

Du démembrement dans le mythe hindou : la structure de l’hymne védique à Purush. Du démembrement de la «Personne primordiale» procède la répartition des hommes en quatre classes. Or les membres inférieurs sont concernés à double titre: des cuisses naissent les vaisya, des pieds les shüdra. Cela montre qu’il y a, au niveau du membre inférieur, une antinomie catégorique entre le haut : la cuisse, et le bas : le pied. La jambe, entre les deux, se trouve en quelque sorte oubliée, comme si elle était sans intérêt — symboliquement parlant tout au moins. Il y a un désintérêt semblable pour la jambe en grec où le mot pous-podos, pied, s’emploie aussi pour la jambe stricto sensu: la moitié inférieure du membre. Les autres termes skelos, kôlon n’ont pas cette connotation «basse» et visent l’ensemble cuisse + jambe et donc, a contrario, la cuisse, celle qui s’oppose au pied.

Il y a cependant une autre occurrence à souligner, car elle relie en quelque sorte le mythe du Gange à celui du Nil. On sait que Shiva reçut sur sa tête les eaux du Gange déversées du Ciel. La tradition nous rapporte que le Gange prend sa source au Paradis ou encore qu’il est né de la Voie lactée. D’autre part le Nil est qualifié de diipetês potamos par Homère (Od. 4.477). Par cette épithète le poète rappelle une tradition qui attribuait au fleuve une origine céleste, soit un statut similaire à celui du Gange. Diipetês est traduit d’ordinaire par «qui tombe de Zeus », c’est-à-dire « qui tombe du Ciel» bien que le locatif dii conduirait en toute rigueur à traduire «qui tombe dans Zeus ». On peut en déduire que le Nil est constitué d’eau céleste (eau formée dans le ciel et tombant sous forme de pluie et plus précisément encore qu’il est le prolongement sur terre de la Voie lactée de sorte que sa sortie du corps d’Osiris suggère un certain enchaînement d’un mythe à l’autre, comme si une secrète relation unissait les deux épisodes et faisait de l’un la suite logique de l’autre.

Telle une résurgence des eaux tombées sur la tête de Shiva voici que jaillit une source de la cuisse gauche d’Osiris; au déversement du fleuve céleste et à sa fin dans le premier dieu répondent le surgissement du fleuve terrestre et sa naissance du second. Là, le mouvement est descendant et se traduit par une déperdition: les eaux objet de la formidable chute depuis la Voie lactée perdent de facto  leur nature galactique; les eaux ne remontent jamais et celles-ci ne sauraient déroger à la loi, elles sont irrémédiablement perdues pour le Ciel. Ici, le mouvement est ascendant et se traduit par un apport : deux jets s’élèvent de la cuisse gauche du dieu et leurs eaux alimentent la crue providentielle. Si le Nil est une lointaine hypostase de la Voie lactée le schéma donne corps à une sorte de communication entre la «perte» du Gange céleste Là-Haut (à la tête) et la résurgence du Nil terrestre ici-bas (à la cuisse).

Ceci reviendrait structuralement à considérer un fleuve unique dont les eaux célestes perdues d’abord dans Shiva reparaîtraient ensuite sous forme de crue terrestre dans Osiris après avoir circulé intérieurement de la moitié supérieure de l’un, dans la moitié inférieure de l’autre. On peut tempérer cette fantastique conjonction en l’énonçant sous la forme d’un clivage entre la moitié shivaïte amont et la moitié osirienne aval qui départagerait en biais le processus vertical et descendant du Gange du processus horizontal et ascendant du Nil.

Hâpi et les deux vases
Méros, μηρός la cuisse d’Osiris

Le mythe d’Osiris aura un survival dans celui de Dionysos, également démembré et également lié à la cuisse(celle de Jupiter dont il est issus).

Il y avait, dans l’Ile de Bigheh, située sur le Nil à la hauteur de la première cataracte et à proximité de l’île de Philae, un tombeau d’Osiris «dont la réputation de sainteté surpassait celle de tous les autres à l’époque hellénique». La tradition y situait les deux sources responsables de la crue fécondante du fleuve : c’était «l’eau pure de Bigheh ». De là à identifier Osiris à la crue saisonnièrement renouvelée, il n’y avait qu’un pas à franchir et qui l’a été comme nous l’avons constaté en lisant Plutarque. Osiris ne pouvait donc avoir de meilleure sépulture qu’à Bigheh. Or, et c’est par là que la « passion » osirienne a pu revêtir une signification exem­plaire pour la tardive « passion » dionysiaque, cette sépulture que tout désignait à l’attention générale, ne contenait, comme tous les autres lieux, qu’une partie du corps d’Osiris, mais à Bigheh elle ne manquait pas d’être fort significative pour des Grecs connaisseurs de leur mythologie, il s’agissait du membre inférieur gauche du dieu d’où provenait l’eau de la crue du Nil.

Illustration : à l’arrière plan les premiers monts à hauteur d’Assouan. Il a fallu beaucoup d’aveuglement de la part des soi disant spécialistes du Tarot – les diafoirus de l’ésotérisme de pacotille – pour méconnaitre à ce point son origine : j’ai rétabli les lumières sur ces ignares et sur cette ignorance crasse par le biais d’un livre : le Livre des morts et le Tarot.

Ainsi donc, Osiris ayant été découpé en morceaux par un Titan, c’est dans sa cuisse ou sa jambe gauche — l’amalgame anatomique est facile dès lors que la jambe implique couramment les deux parties du membre inférieur — que la manifestation du principe « humide », de la force fécondante de la terre isiaque, signe périodique de retour à la vie de l’époux divin, s’est localisée. Le choix de cette partie du corps d’Osiris pour exalter sa fonction «paternelle» n’a pas pu man­quer d’impressionner l’observateur grec.

En fait, les « passions » osirienne et dionysiaque présentent une structure analogue, mais inverse. Du côté égyptien, le démembre­ment d’Osiris a précédé la mise en valeur de la partie que nous dési­gnerons par la « cuisse ». Celle-ci se trouve être à l’origine de la crue, ce qui lui confère une double fonction. D’une part, une fonction masculine : l’eau jaillissant agit alors comme une semence mâle, elle féconde la terre féminine qu’elle recouvre, l’inondation étant res­sentie comme un accouplement et la cuisse assimilée au siège de la virilité. D’autre part, une fonction féminine : la source est le symbole de la parturiente, de la mère donnant la vie avec générosité, par une naissance continue hors de son sein, en témoignage d’une fécondité inépuisable. Du côté grec, par contre, le démembrement a suivi la mise en valeur de la cuisse. Cette cuisse éminente, puisque c’est celle de Zeus, a pareillement revêtu une double signification, masculine et féminine, le dieu suprême ayant agi à la fois comme père et comme mère.

On peut résumer les rapports par un double schéma qui met en évidence, de façon systématique, les analogies inversées en présence : — d’une part, le schéma dionysien :

naissance d’une cuisse unique -> passion mort en parties multiples soit un passage de μηρός à  Μέρος

tandis qu’on obtient le schéma en miroir pour Osiris :

naissance  -> de la mise en partie multiples – Mort- passion à une cuisse unique, donc de Μέρος à μηρός (CQFD)

Naissance du Gange à partir de la tête de Shiva.

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