Fidei Sanctae Kadosh Dante et les fidèles d’amour

fefeli amore

A l’origine de toute initiation à l’Ordre des Fedeli d’Amore se place une expérience amoureuse – qui est le point de départ d’un développement spirituel, au cours duquel l’amour deviendra un amour de passion. Mais ce développement reste réservé à un petit nombre : « Amour n’ouvre pas à n’importe qui la voie qui conduit à lui ». Comme pour n’importe quelle initiation, l’être épris doit en manifester les dispositions. Mais dès qu’Amour en vient à constater qu’il en a les aptitudes, il « envoie vers lui Nostalgie qui est son confident et son délégué, afin que celui-ci purifie la demeure et n’y laisse entrer personne ». Il s’agit donc d’une première étape dans le développement personnel de l’être sincèrement épris qui est celle de l’initiation. Ensuite, « il faut qu’Amour fasse le tour de la demeure et descende jusque dans la cellule du cœur. Il détruit certaines choses ; il en édifie d’autres ; il fait passer par toutes les variantes du comportement amoureux ». C’est au terme de cette seconde étape que se produit « l’illumination » – ce que symbolise le Cuore gentile selon Dante, à savoir « le cœur purifié, c’est-à-dire vide de tout ce qui concerne les objets extérieurs, et par là-même rendu apte à recevoir l’illumination intérieure ». Alors Amour « se résout à se rendre à la cour de Beauté ». Dans cette dernière étape, l’être épris devra connaître « les étapes et les degrés par lesquels passent les fidèles d’amour » et surtout il devra « donner son assentiment total à l’amour ». C’est à cette condition que l’initié devient un fidèle d’amour et « c’est après cela seulement que seront données les visions merveilleuses ».

L’œuvre de Dante illustre la quête de Sophia qui parvient ici à des sommets de spiritualité. Mais, au fait de qui Béatrice est-elle le nom ?

Dante lui-même l’introduit ainsi : « à mes yeux parut pour la première fois la glorieuse dame de ma pensée, laquelle fut appelé Béatrice par bien des gens qui ne savaient ce c’est que de donner un  nom » Vita Nova II, I

Donner un nom n’est pas anodin car c’est lui conférer également son existence. Ainsi Béatrice correspond par  réduction théosophique au chiffre 9 : rien d’étonnant quand on sait l’importance accordée par l’auteur à ce nombre.

Rappelons cependant que 9 représente l’incarnation et la mani­festation du principe divin dans le monde d’en-bas, le plan terrestre et maté­riel. Ce nombre désigne ainsi l’être pleinement réalisé, l’Esprit ayant fécon­dé la Matière et se trouvant reflété dans la Personnalité. Béatrice est authen­tiquement, comme l’évoque le Poète, le symbole de son inspiratrice sur le plan spirituel.

Sur un plan psychologique, ce nombre confère à l’être qui lui corres­pond une grande sensibilité et une grande réceptivité, qui le portent à l’écou­te et au ressenti très vif de ce qui émane des êtres et des choses.

C’est elle-même qui fut ce nombre ; je veux dire en image ; et je l’en­tends ainsi : le nombre trois est la racine de neuf […] Donc si le trois est par lui-même facteur du neuf et si le facteur propre des miracles est trois – à savoir Père, Fils et Esprit saint, lesquels sont trois et un, – cette dame fut accompagnée de ce nombre du neuf pour donner à entendre qu’elle était un neuf c’est-à-dire un miracle, dont la racine, autrement dit la racine du mira­cle, n’est autre que la merveilleuse Trinité.

(« Vita Nova » XXIX, 3)

Et pour être complet, soulignons que l’initiale B correspond à la lettre Beith de l’alphabet hébraïque qui est aussi le commencement du livre de la Genèse. De la même façon l’Evangile de St Jean commence par cette lettre qui est en correspondance avec l’arcane de la Papesse dans le Tarot. Beatrix c’est aussi la Béatitude selon Virgile qui apparait comme le premier guide suivi de Béatrice.

Les fidèles d’amour

En parsemant leurs œuvres de symboles ésotériques, Dante et les Fidèles d’Amour n’ont cessé de rappeler leur filiation avec l’esprit chevaleresque de l’Ordre du Temple qui avait placé sa solution sous le signe de l’ésotérisme, lequel lui aurait permis d’avoir avec les musulmans des relations pacifiques. Par exemple, Dante se sert souvent du chiffre 9 comme chiffre sacré, symbolisme de la trinité : esprit, âme, corps, chacun ayant 3 aspects et 3 principes. Ce chiffre, également très symbolique pour les Templiers, rappelle les 9 fondateurs traditionnels de l’Ordre, ainsi que les 9 provinces du Temple d’Occident. 

L’Ordre des Fidèles d’Amour est une société secrète de gens de lettres à laquelle appartenait Dante et au sein de laquelle Guido Cavalcanti apparaissait comme un maître. Dante a-t-il été initié par cette société secrète militante ? Tout porte à le penser : sa connais­sance approfondie des mystères helléniques a peut-être été acquise en partie au sein de cette initiation. Par ailleurs Guido Cavalcanti, gibelin passionné, ami très proche de Dante, évoqué dans la Divine Comédie, était le chef des Fidèles d’Amour de Florence. Une parenté, par l’attrait du langage vulga­ire, c’est-à-dire non savant, ouvert à tous, lia les deux hommes. Un échange de poèmes créa leur amitié. Et je sais, écrit le Poète, que telle aussi fut l’entente de mon premier ami pour qui j’écris ici, à savoir que je lui écrivisse seulement en vulgaire. (Vita Nova XXX-3)

Cette confrérie se situe à l’intersection creusée de deux cultures : l’une, provençale, est la longue lignée des troubadours et trouvères que Cavalcanti et Dante achèvent ou parachèvent ; l’autre, qui la macule d’une mystique nouvelle, est celle des soufis. La poésie des soufis a rencontré l’Occident à travers les croisades. Dans la quête des chevaliers chrétiens appartenant à l’Ordre du Temple, un écho a retenti, et derrière l’hostilité historique apparente, une rencontre invisible porta la parole d’Ibn’ Arabi, comme la pensée d’Averroès, et le caractère des âshiq, à l’Occident. Les Fidèles d’Amour sont apparus aux yeux de soufis ultérieurs comme une variante inattendue et florentine des Shadhiliyya quant à la voie privilégiée (mêlant amour et poésie) et jusqu’au symbolisme commun des systèmes (tournant – c’est le cas de le dire – autour du mystérieux nombre neuf).

L’Amour Spirituel, la Sapienza, ou plus simplement la Sophia est considérée par les membres de cette société secrète comme la vertu primordiale. Et cet Amour Mystique est symbolisé par une femme, telle Minerve, Isis,… et aussi comme celle immor­talisée dans le Cantique des Cantiques, ou celle, chantée par les Soufis en Orient. Pour les Fidèles d’Amour l’Église de Rome était corrompue par ses biens matériels. Elle imposait l’ignorance pour mieux dominer le peuple des croyants. Elle leur interdisait de lire la Bible et les livres, non orthodoxes à ses yeux. La Foi, rien que la Foi, au détriment de la connaissance…

Initiation

L’initiation des Fidèles d’Amour commençait avant leur entrée dans cette petite société : il s’agissait de l’expérience amoureuse elle-même, vécue alors comme une mystique à part entière, abolissant éventuellement, invisiblement, la chrétienne. « L’amour est une religion dont le dieu est faillible » dira avec élégance Borges. Tomber amoureux (et si possible d’une jolie jeune fille, d’une « jouvencelle ») était la clé qui ouvrait la porte énigmatique du cœur. Des troubadours jusqu’aux Beatles, l’amour, à chaque fois qu’il s’agira de le consacrer dans l’idiome naturel, dans la scansion produite par un langage familier qui s’étrange lui-même à mesure qu’il avance dans l’amour, pourra porter ce double sens : celui d’une sacralisation de l’immanence comme d’une destitution des privilèges de la transcendance.

L’autre monde est dans ce monde, vécu comme un miroir à double sens, et c’est l’amour qui est la clé du voyage, l’amour qui permet de raccrocher le temps qui bifurque dans les deux sens et de matérialiser l’Aïon dans un corps. La deuxième étape était d’échouer dans son entreprise galante, en vue de conserver la tension érotique sans la satisfaire (proche en cela de l’extase masochiste ou des pratiques taoïstes). La troisième commençait avec la familiarité à la poésie, l’acquisition d’une pratique langagière qui se calque sur le sentiment amoureux : un style passionnel qui fasse prélude au sens de la vie.

Comme on peut aisément le comprendre, la moitié des adolescents (garçons et filles) de l’histoire de l’humanité ont les prétentions suffisantes à devenir des Fidèles d’Amour. A la différence du Paradis chrétien (que Dante visitera), beaucoup d’élus. Mais c’est lorsque la poésie rentre en jeu que la plupart des élus manquent à l’appel et se retirent. Car la poésie, telle qu’elle est pratiquée par Dante Alighieri, Cino da Pistoia, Lapo Gianni, Gianni Alfani, Dino Frescobaldi ou Guido Cavalcanti, demande un effort intellectuel, une rigueur théorique qui va de pair avec l’invention d’un style où faire couler la pensée. La recherche est celle d’une perfection formelle où sens et son arrivent à leur pointe blessante, le tour, à la fois mystérieux et magique, où mélopée, phanopée et logopée atteignent, dans une parole douce et à voix basse, leur acmé.

Naissance et fin des organisations initiatiques d’occident

L’organisation initiatique des Fidèles d’Amour a disparu officiellement en Occident dès la fin du moyen âge. Parmi ses membres, certains ont choisi d’émigrer dans les pays du Moyen Orient, en Syrie ou en Égypte, mais d’autres ont préféré la clandestinité la plus rigoureuse. Pourtant, il existe des preuves que cette organisation s’est simplement occultée et qu’elle a perduré à travers les siècles, au cœur de l’Occident, jusqu’à nos jours. A ce qu’on en sait, cette organisation n’existerait plus en tant qu’ordre initiatique car, depuis le moyen âge, on pense qu’il ne s’agit plus que de cas singuliers et d’expériences individuelles. Alors, que signifie être un fidèle d’amour de nos jours ? Pour l’être, faut-il obligatoirement appartenir à une organisation constituée comme telle, avec sa hiérarchie, ses rites initiatiques et son langage secret ? A propos des Rose-Croix, René Guénon nous met en garde contre cette erreur : « Le terme de Rose-Croix est proprement la désignation d’un degré initiatique effectif, dont la possession, évidemment, n’est pas liée d’une façon nécessaire au fait d’appartenir à une certaine organisation définie ». Il en est sans doute de même pour les fidèles d’amour d’aujourd’hui.

Quand on parle de la Fidélité d’Amour aujourd’hui, il faut penser, bien sûr, à cette ancienne organisation qui s’est transportée en Orient, et dont quelques-uns des membres occidentaux sont bien connus : Dante, Cavalcanti, Pétrarque, mais il faut y voir aussi une voie et un mode de réalisation spirituelle que quelques individus ont emprunté depuis son occultation, dans des conditions qui demeurent aussi mystérieuses qu’à l’époque où cette organisation existait au grand jour : Raphaël, Pic de la Mirandole, Giordano Bruno. Ce qui distingue, en effet, l’organisation des Fidèles d’Amour, c’est son secret, ce qui explique pourquoi ses membres ont laissé si peu de traces, hormis bien sûr l’œuvre toute entière de Dante, à condition de savoir en percer les mystères. A ce propos, René Guénon nous fait remarquer que notre temps, aussi obscur et peu propice à la connaissance ésotérique soit-il, pourrait toutefois en autoriser une meilleure compréhension.

Fideli amore et l’expérience du soufisme

D’Orient et d’Occident

Il fut un temps, en Occident, où l’ordre des Fedeli d’Amore existait en tant qu’organisation initiatique et ce temps reste lié à l’histoire des Croisades. Si l’on veut bien considérer, comme René Guénon, que cette époque a produit « d’actifs échanges intellectuels entre l’Orient et l’Occident », on en conclura que l’initiation des fidèles d’amour les rendait aptes à entrer en relation avec ceux d’Orient. Mais de tels échanges se sont interrompus pendant plusieurs siècles à cause de la « dégénérescence » de l’Occident en matière d’ésotérisme. En revanche, le vingtième siècle a permis l’accès à des textes d’auteurs orientaux qui étaient restés inédits en Occident. Leur existence favorise désormais une meilleure connaissance de la Fidélité d’Amour, qui est fondamentalement d’Orient et d’Occident. Cela signifie-t-il que l’initiation à l’ordre des Fedeli d’Amore en serait devenue possible ? Ce serait méconnaître la nature même de l’initiation – qui est transmission – que de le penser, et pourtant, René Guénon lui-même nous fait remarquer, en conclusion de son Roi du Monde, que « dans les circonstances au milieu desquelles nous vivons présentement, les événements se déroulent avec une telle rapidité que beaucoup de choses dont les raisons n’apparaissent pas encore immédiatement pourraient bien trouver, et plutôt qu’on ne serait tenté de le croire, des applications assez imprévues, sinon tout à fait imprévisibles. »

L’histoire de la Fidélité d’Amour en Occident ne s’arrête donc pas à la disparition ou plutôt à l’occultation de l’ordre des Fidèles d’Amour. Ici, il faut entendre le mot « Occident » à la manière dont René Guénon en parle, dans Orient et Occident, par exemple, comme de l’espace géographique, de tradition chrétienne par rapport à un « Orient » qui est de tradition sémitique, musulmane ou juive. C’est d’ailleurs ce qui explique que Henry Corbin en ait poursuivi la piste en direction de Ibn Arabî, des théosophes et des poètes persans, comme Rûzbehân Baqlî, Hâfez ou encore Fakhr ‘Erâqî. Mais la tradition des Fidèles d’Amour est aussi une tradition occidentale, en ce sens qu’elle concerne les trois religions monothéistes ou plutôt leurs ésotérismes respectifs que sont la Kabbale, tradition hébraïque, l’ésotérisme islamique et l’ésotérisme chrétien. Julius Evola et René Guénon soutiennent qu’elle a son équivalent en Extrême Orient, spécialement en Inde.

 

Une réflexion sur « Fidei Sanctae Kadosh Dante et les fidèles d’amour »

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