Fontainebleau et Chambord : deux grimoires cabalistique

francois 1erPour le grand historien d’art, André Chastel, rejoint en cela par nombre de ses collègues, des Panovsky à Charles Terrasse et à Sylvie Beguin, la Grande Galerie de Fontainebleau est « un décor chiffré » et même un « roman à clefs », qui n’a pas encore livré toutes ses secrets. Un siècle après son achèvement, le Père Dan avait, certes, donné une première interprétation, liée aux exploits de François ler. Mais, à partir des années 1970 et de la redécouverte de l’Ecole de Fontainebleau, on s’interroge sur la symétrie complexe de l’arrangement des panneaux et sur le contenu du programme iconographique. Luisia Capodieci, historienne d’art a évoqué une dimension de lecture moins connue, celle qui prend en compte le culte européen des symboles et de l’occultisme, omniprésent à l’époque, notamment à Florence, où Rosso s’est formé.

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Fontainebleau : La galerie François-Ier est une grande galerie d’apparat située au premier étage du château royal de Fontainebleau (en Seine-et-Marne). L’intervention dans les années 1530 des artistes italiens Rosso Fiorentino et Le Primatice, fait de cette galerie l’ensemble décoratif le plus représentatif de la première École de Fontainebleau, et témoigne de l’engouement de François Ier pour l’art italien.

Faute d’être empereur, François 1er voulut être le « plus grand des rois » : dans l’une des fresques de Rosso, il prend l’aspect d’un éléphant majestueux dont la taille dépasse largement celle des dieux olympiens. Dans deux autres, il revêt l’armure all’antica et ceint la couronne de laurier des Césars puisque tout roi de France est empereur dans son royaume. Et, sur chaque travée, la salamandre dotée de l’immortalité, choisie comme emblème, rappelle la toute puissance du monarque capable de donner la vie comme la mort. Le « F », visible partout souligne l’identité entre le royaume et son roi, le « Françoys des françoys », dont le prénom prédestiné dit l’avenir : nomen omen. Pour le souverain, kabbalistes et pseudo-kabbalistes ressuscitent l’art de l’anagramme. Se livrant à cet exercice, voué à un grand avenir à la cour des Valois, Joachim Du Bellay révèle ainsi le sens caché du nom « Françoys de Valois » : « de façon suys royal ». Mais surtout, François Ier, comme tous les princes de l’époque, ne cache pas sa curiosité pour les savoirs occultes : ils sont censés donner le pouvoir pour gouverner. Ainsi, l’humaniste italien Giulio Camillo Delminio conçoit à son intention le fameux « théâtre de la mémoire », un système mnémotechnique complexe fondé sur la kabbale et l’astrologie, susceptible de transmettre une connaissance universelle. Suite à la publication en 1517 du De arte cabalistica, que le théologien allemand Johannes Reuchlin avait dédié au pape Léon X, François ler charge le moine cordelier Jean Thenaud de rédiger un traité en français sur la kabbale. Le moine, récalcitrant et craintif, est obligé de se mettre à la tâche à deux reprises avant d’arriver à satisfaire son roi. Il ne peut s’empêcher de le mettre en garde à la fin de l’ouvrage, en déclarant l’impuissance de toute pratique magique et kabbalistique « face au saint nom de Jésus Christ ».

abf39475518e614f719754ca7f6c671dJean Thenaud s’inspire largement du néo-platonisme chrétien et de l’humaniste florentin Marsile Ficin qui avait expliqué l’existence d’une correspondance entre le monde céleste et le monde terrestre en s’efforçant de trouver une voie de communication pure et naturelle entre ces deux mondes, une magie blanche à l’abri de toute intromission du Malin.
Parmi les enluminures qui illustrent le manuscrit de Thenaud, actuellement à la Bibliothèque Nationale, l’une parait particulièrement intéressante par rapport à l’organisation du décor de la galerie François ler.
Il s’agit d’une structure de triangles et de losanges qui est répétée par le grand losange qui se dessine lorsqu’on relie les quatre tableaux ovales (dont il reste aujourd’hui seulement la Danaé) disposés aux deux extrémités Est et Ouest et au centre de la galerie, là où s’ouvraient les deux cabinets du roi.

Or, le feuillet 22 de la Cabale métrifiée de Jean Thenaud (Bnf, ms. fr. 882), montre une image de l’univers « selon les Hébreux cabalistes » fondée sur un système analogue de triangles et de losanges. L’auteur établit un rapport entre ces figures géométriques, les douze hiérarchies angéliques et les vertus. Ainsi, par exemple, force, tempérance et espérance forment le « triangle de victoire ». Foi, persévérance et « obédience » composent le « triangle du vertueux combat », tandis que le losange central est « le quadrangle de l’union et transformation, duquel le centre est amour incréée qui par charité séraphique et créée se communique ès créatures ». Ainsi le losange formé par les quatre tableaux ovales de la galerie François apparait comme un losange d’amour puisque ces peintures représentent deux amours de Jupiter (Danaé et Sémélé) et deux images de Vénus (avec Bacchus et avec Eros).

Collection « 4 de Coeur » : voir ici

Thenaud réutilise sa figure cabalistique dans un ouvrage astrologique écrit en 1520 : « Troys résolutions et sentences, c’est assavoir de l’astrologue, du poète, et du rhéologue, sur les grandes conjonctions, moyennes et petites qui se font au signe de pistes . L’an mil VCC XX IIII » (Vienne, Bibliothèque nationale, codex 2645). Cette réfutation de la théorie des grandes conjonctions planétaires s’ouvre par une vision dans laquelle l’auteur voit en rêve un grand lys qui déploie son arborescence pour former des triangles.

L’enluminure montre une image dans laquelle le rapport entre la France, la famille royale et cet ordre cosmique d’origine kabbalistique est mis en évidence. Le diagramme est intitulé : « les triangles de gloire et triumphe royale ». Les lys, symboles du royaume, en allusion au thème traditionnel du « jardin France », encadrent les triangles qui forment un grand losange appelé « quadrangle d’amour ». Or, dans la galerie bellifontaine, les festons chargés de fleurs et de fruits suspendus tout au long des parois encadrent les triangles virtuels tracés par les rapports entre les différentes parties du décor.
Les allusions au royaume de France et aux vertus de son souverain dans la galerie François Ier ne sont plus à démontrer. Sa structure géométrique sous-jacente invite toutefois à prendre également en considération un registre différent : appartenant, cette fois-ci, à une autre dimension cachée, peu visible en première lecture : cet étrange couloir devient le reflet du monde céleste et le pont entre la terre et le ciel. Les images mystérieuses des parois défilent devant les yeux de celui qui se déplace dans la galerie. Grâce à cette déambulation, elles s’animent comme dans une lanterne magique, dont seul François ler connaissait la mécanique secrète qu’il réservait à ses seuls invités.

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Quadrangle de la maison de France

 

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