Arcas et le Roi du monde : d’Ursus spelaeus au Roi Arthur

Ursus spelaeus

Le premier dieu de l’humanité : Ursus spelaeus

Il n’y a pas si longtemps, deux espèces d’ours cohabitaient dans nos contrées. La première, l’ours brun, a survécu jusqu’à ce jour. En revanche, le grand ours des cavernes s’est éteint voilà 18.000 ans. L’un et l’autre carnivores se partageaient l’espace avec les hommes de Cro-Magnon dont nous descendons, mais aussi avec les hommes de Neandertal. L’ours semblait considéré, sinon comme un dieu, du moins « comme un être à part, possédant des pouvoirs que les autres animaux n’avaient pas.

Pour Jean-Dominique Lajoux comme pour Juha Pentikäinen, la grotte de Chauvet-Pont-d’Arc en Ardèche est en revanche la preuve quasi absolue d’un culte de l’ours au paléolithique supérieur. Découverte en 1994, c’est avec Lascaux, Cosquer et Cussac l’une des grottes majeures tant d’un point de vue archéologique que de celui de l’art pariétal.

Grotte Chauvet

Alors que l’art néandertalien est toujours mobilier (parures de dents animales perforées, de coquillages fossiles ou contemporains, d’ivoire, de bois de cervidés, etc.), la grotte de Chauvet a été ornée par l’Homo sapiens. Les découvreurs et l’équipe qui mènent les recherches sous la direction de Jean Glottes ont pris toutes les précautions indispensables pour préserver non seulement les parois mais aussi les traces d’activité humaine sur le sol. D’ailleurs afin d’éviter les erreurs qui ont fragilisé les peintures de Lascaux, Chauvet ne sera jamais ouverte au grand public.

Lorsque les Homo sapiens apparurent en Europe, il y a environ 30 000 ans, le climat y était considérablement plus rude que celui d’Afrique du Nord d’où ils venaient. À cette époque, le continent européen était très différent de celui d’aujourd’hui. La totalité de la péninsule Scandinave, ainsi que de grandes parties du nord de l’Allemagne, de l’Angleterre, et de l’Irlande disparaissaient sous un manteau de glace épais d’un kilomètre. Le niveau de la mer était donc beaucoup plus bas. De vastes toundras accueillaient toutes sortes d’animaux : rennes, chevaux sauvages, aurochs, bisons, cerfs, lions des cavernes, bisons des steppes, bœufs musqués, mammouths, rhinocéros, loups. L’Angleterre et l’Irlande faisaient partie du bloc continental et de grandes zones du golfe de Gascogne et de la mer du Nord étaient asséchées. Dans le Midi de la France et la péninsule Ibérique, les températures atteignant au maximum 15 °C en été, la nourriture y était cependant plus abondante et plus variée.

Le climat arctique qui sévissait sur une grande partie de l’Europe exigeait de nouvelles aptitudes biologiques. Ainsi petit à petit, l’Homo sapiens s’adapta et sa pigmentation s’éclaircit pour faciliter l’absorption du rayonnement solaire et permettre la synthèse de la précieuse vitamine D. Avant de disparaître les hommes de Neandertal vécurent en même temps que les nouveaux migrants quelques milliers d’années.

L’Homo sapiens a été remarquablement innovateur et inventif. Il a fabriqué des outils nouveaux et spécialisés. L’aurignacien qui doit son nom au site d’Aurignac et qui va de 37 000 à 28 000 avant J.-C., constitue la civilisation «des hommes anatomiquement modernes» que l’on a jadis appelé de Cro-Magnon. La majorité de l’art pariétal des grottes recensées fut créée, il y a 15 000 à 12 000 ans pendant l’époque magdalénienne.

En 1994, la découverte de la grotte Chauvet bouleverse toutes les données. Les centaines d’œuvres qui l’ornent datent en effet de l’aurignacien soit 31 000 ans avant J.-C. ! C’est la plus ancienne « collection » de peintures connue au monde. Le raffinement du Style et des techniques utilisés (raclage de la paroi, estompe des couleurs, gravure de la roche, principe de l’imprimerie, projection de couleurs, etc.) font de cette grotte ornée un sommet de l’art pariétal. Et ce alors que la grotte de Lascaux, «plus jeune» de quelque 13 000 ans était déjà considérée comme «la chapelle Sixtine de la préhistoire ».

On a retrouvé sur les parois de la grotte Chauvet plus de 500 représentations d’animaux différentes. L’ours n’arrive qu’en huitième position après les mammouths, les rhinocéros, les félins, les chevaux, less, les bou­quetins et les rennes. Il s’agit plutôt d’ours des cavernes que d’ours brun.

L’ours des cavernes

L’ours, cependant, même s’il n’avait pas été peint ou gravé sur les parois, dominerait quand même la caverne. «Pour la première fois, nous avons pu voir de près ces superbes ours peints en rouge, parmi les plus beaux jamais figurés par les artistes du paléolithique. [ …] Entourés que nous sommes par leurs ossements et par leurs traces, nous n’avons aucune peine à imaginer ces monstres parcourant la caverne dans l’obscurité absolue, leurs grognements, leurs âcres remugles. Cette grotte était bien le domaine de l’ours. Elle était tout imprégnée de sa puissance », écrit Jean Clottes.

On a en effet découvert dans la grotte Chauvet des milliers d’ossements d’ours, à même le sol, partout, des dizaines de bauges de couchages et des centaines de crânes dont un est posé sur un bloc rocheux dont la surface est plane. Selon Christian Bernadac, «le crâne déposé sur un bloc rocheux détaché naturellement du plafond de Chauvet est un document archéologique impressionnant ». Car la pierre ne semble pas avoir été choisie au hasard. Sa surface est plane, comme une table. Ses côtés, bien délimités par des arêtes franches, étroites, ont des formes géométriques. Le crâne n’occupe pas le centre du plan supérieur car quelques centimètres de sa mâchoire supérieure dotée de ses fortes canines usées sont en surplomb.

Le crâne sur son autel (grotte Chauvet)

Les historiens et archéologues remarquent pourtant que c’est un fait — seu­lement un fait : l’ours occupe une place particulière, unique dans la pensée, l’imaginaire des civilisations pré-historiques chez des populations aussi différentes que les néandertaliens et les Homo sapiens. «Enseveli, tout ou partie, dans des fosses, des caissons, sous des cairns, en association ou non avec une tombe humaine, il est peint ou gravé, représenté plus souvent que les autres animaux de face ou transformé en zoomorphe empruntant des éléments anatomiques à des espèces qui lui sont étran­gères ; enfin quand il est « mis en scène » en compagnie d’humains, ces derniers s’inclinent vers lui ou dansent autour de lui, comme des chamanes. »

La grotte et le chamane

En 1995, Jean Glottes et David Lewis-Williams relancent le débat sur la religion des origines. Ils émettent l’hypo­thèse que les grottes ornées du paléolithique doivent être interprétées à la lueur de rites chamaniques tou­jours vivants dans les dernières sociétés primitives. Au départ, le chamanisme né en Sibérie désigne des rites et croyances dans lesquels le chamane entretient un contact privilégié avec les esprits notamment les esprits animaux afin d’obtenir leur aide. Les deux éminents chercheurs constatent que, pendant vingt-cinq mille ans, les hommes ont éprouvé le besoin d’aller dans des grottes non pas pour y habiter mais pour y dessiner surtout des animaux et des signes géométriques. En revanche, très peu d’hom­mes et jamais de soleil, de lune, de paysages, de huttes. Surtout l’Homo sapiens a systématiquement utilisé les reliefs naturels de la paroi, complétant son dessin par une concavité qui évoque la ligne de dos d’un bison.

Et la Grèce mit l’Ours dans le ciel …

Certains récits antiques qui mettent en scène l’ours semblent avoir gardé quelques traces du rôle qui fut peut-être le sien en des temps très anciens.

« Les mythes grecs constituent la seule voie pour reconstituer ou imaginer les maillons ayant existé du point de vue cultuel ou religieux, entre l’ours préhisto­rique et l’ours historique» (Michel Pastoureau). Même si l’ours grec n’est plus l’ours des cavernes mais l’ours brun, il renvoie à la grotte, à la tanière. La grotte sym­bolise le passage d’un état vers un autre, du clair vers le sombre. Dans la Grèce antique, elle fait écho à la double métaphore du mythe de Platon (la recherche de la vérité et l’illusion des sens) et à la naissance de Zeus qui survé­cut, caché dans une caverne pour échapper à son père le Titan Cronos qui avalait tous les enfants mis au monde par sa mère Rhéa.

L’ourse comme symbole de l’amour maternel se retrouve dans la version du mythe d’Atalante, venue d’Arcadie, une province qui passait pour le berceau de divinités ou de héros très éminents. L’héroïne, aban­donnée à sa naissance par son père qui voulait avoir un fils, est recueillie par une ourse qui la nourrit et la réchauffe.

Il en va de même pour Pâris : le fils de Priam et d’Hécube fut abandonné sur le mont Ida où il fut allaité pendant cinq jours par une ourse avant d’être recueilli par des bergers. Ainsi, pour Juha Pentikäinen,  historien finlandais, si Rome est «louve », Athènes est «ours ».

L’Arcadie, berceau de la Grèce

Attribut de plusieurs divinités grecques, l’ours fut l’objet d’un culte en Arcadie. Cette région, très montagneuse au centre du Péloponnèse, a été décrite comme le véri­table pays du bonheur. Ses habitants étaient considérés comme le peuple grec le plus ancien, le peuple de l’Ours car descendant d’Arcas. De même, Artémis est-elle insé­parable de l’Arcadie, et plus d’une fois liée à des rites et récits où paraissent les ourses. L’histoire d’Arcas ancêtre de la figure d’Arthur en témoigne : (à suivre dans notre livre)

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