La pierre fendue
Autrefois, la crypte Saint-Basile invitait ses visiteurs à entreprendre la quête du Graal, mais bien peu des appelés empruntaient effectivement le long chemin plein d’embûches, vers l’Orient. La plupart se contentaient de marcher sept cent pas vers le nord-est, remplaçant la Vraie Croix par la porte Sainte-Croix et la ville du Christ par une petite église voisine, curieusement dite de Jérusalem, dans la crypte de laquelle ils pouvaient vénérer une réplique du Saint-Sépulcre, réputée si exacte qu’on y rapportait une insolite affaire de pierre fendue.
Le promoteur de cet étrange sanctuaire, Pierre Adornes, agenouillé au premier vitrail gauche, appartenait au lignage fameux des doges de Gènes. Il ne lui avait pas fallu, disait-on, moins de deux voyages à Jérusalem, pour noter la disposition et relever les mesures du Saint Sépulcre qu’il voulait reproduire. Du moins de celui qu’il visita, car l’autre avait été rasé en 1010 sur l’ordre de l’émir de Bagdad. Or, quand on posa l’énorme pierre du tombeau, elle se brisa par le milieu. Une seconde eut le même sort. Intrigué, le fondateur fit promettre à son fils Anselme d’aller à son tour en Palestine, examiner l’original. Et s’y trouvant en 1470, il eut la surprise de constater que la pierre véritable était fendue tout pareil, au même endroit…
Cependant, pour la confusion des historiens qui parlent ex cathedra et négligent de vérifier in situ, le sarcophage de Bruges est parfaitement intact. Aussi sommes-nous enclin à penser que la légende concernait une grande dalle ronde, enchâssée dans le pavement à l’entrée du sépulcre pour y jouer le rôle de celle que l’ange roula à la Résurrection. On aurait aimé savoir ce que cachait cette insistance de la tradition à vouloir faire traverser ce cercle de pierre par une fente axiale. Hélas ! En rectifiant l’accès au caveau, on en a remplacé la dalle brisée par une autre, intacte. Et le miracle ne s’est pas reproduit… N’en reste que l’opposition symbolique du cercle conservé avec le quadrilatère de la tombe, des ténèbres de la mort et de la lumière de la vie, l’impossible quadrature entre la Foi et la Connaissance.
Parce qu’il fallait à tout prix que la reproduction fût fidèle, Anselme Adornes acheva l’église en couvrant la crypte précédant le caveau, correspondant à la grotte où le Sauveur apparut à Marie-Madeleine, d’une tribune où on accédait comme à Jérusalem par une double volée de quatorze marches, nombre symbolique des ancêtres du Christ, devenu à la fin du siècle écoulé celui des stations du chemin de croix. Elle était dédiée à sainte Catherine et un reliquaire y contenait un fragment de la vraie croix.
Ce fut prêt en 1482, comme rappelé au premier vitrail de droite posé en 1560 à l’effigie du fondateur et peint d’étranges symboles, indéchiffrables s’ils n’étaient vingt fois reproduits dans l’édifice. Voilà d’abord deux nuées héraldiques que traversent des faisceaux de rayons lumineux. L’une enrobe la croix du Saint-Sépulcre, l’autre la roue de Sainte-Catherine-du-Mont-Sinaï, ordres chevaleresques obtenus par les Adornes en Terre sainte. Puis ce sont plus haut les neuf lettres de la devise PARA TVTVM, texte sibyllin à traduire :
Prépare l’abri !
Répétée aux semelles de poutres et dans la balustrade, l’énigmatique injonction s’avère plus nébuleuse encore à l’analyse. Et le rébus ne peut en définitive être interprété que par qui pratique les Écritures et se souvient d’un verset du prophète Isaïe LX,2, annonçant la fin des temps : Pendant que tous les peuples seront ensevelis dans les nuages, la lumière brillera sur Jérusalem.

Un mystère .. écossais
Finalement tout s’éclaire. Puisque Jérusalem, l’ancienne, était retombée aux mains des Infidèles, pourquoi la nouvelle qu’annoncent les prophéties ne serait-elle pas à l’autre bout de la route, la cité qui détenait l’autre moitié du sang du Christ. En un mot, Bruges et plus spécialement cet abri préparé par Anselme Adornes en vue des jours d’Apocalypse, à l’intention de ses descendants qui en comprendraient et en garderaient le sens.
Le grand ancêtre, témoin impassible, est allongé au centre de la nef, mais seul son cœur, rapporté d’Écosse, repose sous la pierre. Il était mort là-bas en janvier 1483, au service du roi Jean IV Stuart dont il porte en collier l’ordre de la Licorne. On l’avait attiré dans un guet-apens à proximité du château de North-Berwick, alors qu’il partait accomplir un vœu, dit-on, le détail présentant assez d’importance pour être relevé.

Avant de quitter Bruges, Anselme Adornes avait testé et réglé dès 1470 ses funérailles, voulant faire de son gisant, tête tournée vers la lumière, à la fois l’axe de l’édifice et la méridienne. Aussi chaque midi, et plus intensément à la Saint-Jean d’été, une tache de soleil illumine-t-elle son visage, montrant que la chapelle n’est pas orientée comme il se doit, mais dirigée vers le pôle du ciel. Tandis que le même phénomène se répète à la Saint-Jean d’Hiver, mais au lever de l’astre et par la porte ouverte. Tel est le mystère des deux saints Jean qu’un triptyque peint vers 1535 pour Jean de la Coste-Adornes, a charge sur la muraille occidentale, de signaler au visiteur averti. Le reste dans notre monographie avec le plan de la chapelle et les explications.