
ἀναγεννάω (re-né) qui exprime, comme dans l’entretien de Jésus avec Nicodème (Jn. 3, 3), l’accession à un niveau de vie plus élevé. Quant au terme de « renaissance », indépendamment du sens qu’il a pris dans la périodisation de l’histoire de l’art et des idées, il recouvre une réalité multiple. Dans l’hindouisme, la notion de nouvelle naissance est liée à la théorie du karman, qui impose sa loi aussi bien aux êtres vivants qu’aux dieux. Cette puissance invisible et inéluctable contraint l’âme à subir périodiquement une renaissance nouvelle en fonction des actes passés. « Nous sommes ce que nous avons fait, et nous serons ce que nous faisons ou ferons. »
Ainsi se réalise une transmigration infinie des êtres, un « écoulement général » des vivants qui porte le nom de samsâra et présente notre existence actuelle comme un des maillons de la chaîne des êtres qu’est la métempsycose. Ainsi conçue, la renaissance est affectée d’une valeur souvent négative. En fonction des fautes commises, un hindouiste pense qu’il devra revivre un énorme nombre de fois comme plante, comme bête aquatique, comme insecte, comme oiseau, comme bétail, comme singe et dans diverses espèces d’hommes, jusqu’à la délivrance, qui peut être obtenue par plusieurs voies, en particulier par le Yoga. Cette forme de métempsycose a fait des disciples en Occident, depuis les pythagoriciens il y a plus de 2 000 ans, jusqu’à l’anthroposophe Rudolf Steiner. Quant à l’écrivain allemand Hermann Hesse, il en a remarquablement parlé dans son beau roman Siddharta.

Une variante exclusivement humaine et plus affecte de la métempsycose est la réincarnation, qui consiste à croire que les esprits des ancêtres se réincarnent dans les descendants. Lévy-Bruhl a montré que chez les anciens Australiens et les Papous certaines cérémonies rituelles avaient pour but de se réintégrer dans l’âme des ancêtres . Inversement beaucoup de coutumes familiales actuelles pratiquent inconsciemment un rite de réincarnation tourné vers l’avenir en donnant au garçon ou à la fille le prénom du grand-père ou de la grand-mère. Léon Daudet a, dans son roman L’Hérédo (1919), voulu démontrer que la structure de notre personnalité est faite d’éléments qui, pour une part, sont des résurgences ancestrales. Bien avant tous les new ageux de pacotille, il explique très clairement ce que sont les constellations héréditaires et evqieu les « herédo figures » du soi.
Cependant la notion de « renaissance spirituelle » implique une régénération de la personne durant sa vie. C’est elle qui va nous occuper dans le cours de ce chapitre. Elle n’affecte généralement pas l’aspect extérieur de l’individu, si ce n’est dans un but épiphanique : tel est le cas de la Transfiguration du Christ, décrite dans les Evangiles synoptiques. Une forme intéressante de la renaissance spirituelle est la régénération par participation. Elle se produit dans l’eucharistie, où la manducation du corps du Christ et l’absorption du sang du Christ, réellement présents, font participer le fidèle hic et nunc au mystère de la Résurrection et de la vie éternelle. Un autre aspect de la régénération, d’ordre psychologique, est fourni par l’alchimie. C. G. Jung a fort bien montré que l’adepte s’identifie totalement au processus de transmutation qu’il opère. Et les Noces chymiques de Christian Rosenkreuz décrivent une situation analogue : les opérations alchimiques sont l’objectivation de la métamorphose vécue par le héros éponyme.
Lumière et régénération
Si l’être régénéré n’est pas extérieurement transfiguré, il est intérieurement envahi par une grande lumière. Tous les textes traitant de la nouvelle naissance évoquent cette illumination. « Lève-toi, et deviens lumière, car elle arrive, ta lumière, et la gloire du Seigneur sur toi s’est levée. »
C’est par cette métaphore que le prophète Esaïe annonce la résurrection de Jérusalem. Et le prophète Malachie proclame que « le soleil de justice se lèvera, portant la guérison dans ses rayons ». Le psaume de Zacharie, dans l’Evangile selon saint Luc, salue le soleil levant venu d’en haut pour visiter les hommes qui gisaient dans les ténèbres et l’ombre de la mort. Et le mot grec employé ici, anatolé, a le double sens de « lever du soleil » et de « rejeton », ce qui évoque bien l’idée de naissance messianique Philon d’Alexandrie voyait dans le soleil l’image du Logos divin. Gers-hom Scholem a rappelé qu’il existe une grande affinité entre les idées de Philon et celles des Kabbalistes’. De fait, le Sepher ha-Zohar signifie « Livre de la Splendeur », et l’un des textes qui le constituent, les Hekhaloth, décrit les sept palais de lumière que le mystique parcourt durant sa méditation. Sans entrer dans les détails, disons simplement que la Création est le produit du vide obscur que Dieu, par le Tsimtsum, a établi au sein de son plérôme lumineux, et qu’il a ensuite rempli de sa lumière existentielle, captée comme dans un miroir par la Schekhinah, c’est-à-dire l’omniprésence divine, qui la projette dans tout l’univers, tandis que l’obscurité devient la substance qui enveloppe la lumière. C’est ici qu’intervient le thème de la régénération, grâce à la Teschubah, à la « conversion » ou au « retour à Dieu » : l’Homme qui fait profondément Teschubah réveille ses forces intérieures et, par sa réintégration dans le monde de l’émanation, il entraîne avec lui l’univers tout entier et accélère la rédemption cosmique. Saint Paul exprime une idée semblable dans l’épître aux Romains, et l’on sait que l’opposition de la lumière et des ténèbres est le thème majeur du prologue de l’évangile selon saint Jean. Quant à Saint Jean Chrysostome, il définit l’événement de Noël comme « la naissance de l’Invincible, car ; qui est autant invincible que notre Seigneur, qui a soumis et vaincu la mort ? Ou si vous évoquez la naissance du soleil, le Christ est le soleil de justice dont a parlé le prophète Malachie ». Selon le témoignage d’Eusèbe d’Alexandrie, des chrétiens ont participé au culte du soleil levant qui dura jusqu’au Ve siècle.
L’aurore spirituelle, c’est la lumière venue de l’Orient, de la Sagesse divine, qui pénètre l’Homme régénéré au moment de sa seconde naissance, de cette renaissance mystique dont parle saint Jean au chapitre 3 de son évangile, lorsqu’il rapporte l’entretien de Jésus avec Nicodème. Il n’est donc pas surprenant que plusieurs écrits fondamentaux traitant de la régénération, qui seront cités dans la suite de ce chapitre, aient pour titre l’« aurore ». Le traité du pseudo-Thomas d’Aquin s’intitule Aurora consurgens, un apocryphe paracelsien du XVIe siècle se nomme Aurora philosophorum, et le premier livre de Jakob Boehme a pour titre Die Morgenrôthe im Aufgang, c’est-à-dire l’Aurore naissante.
Les deux motifs de la régénération et de la lumière se retrouvent à la fois dans les trois domaines qu’il convient d’évoquer ici : le Corpus Hermeticum, la tradition alchimique et la théosophie du XVIIe siècle, qu’Antoine Faivre a justement qualifiée de « nouvelle aurore de la pensée »
Le blason de Christian Rosenkreuz est constitué d’armes parlantes, c’est-à-dire d’une croix de Saint-André rouge entourée de quatre roses. J’ai, dans divers écrits, exposé les interprétations multiples qui peuvent être faites de ces deux emblèmes’ ; toutes convergent dans le symbole de la régénération. Je voudrais ne retenir ici qu’une explication, parce qu’elle me paraît essentielle : La rose se dit en grec ῥόδον, rhodon, et le caractère initial de ce mot, en majuscule, a la forme d’un P majuscule français. D’autre part la croix de Saint-André évoque la lettre grecque X. On voit donc que l’alliance de ces deux caractères grecs, le X (khi) et le P (rho), rappelle le chrisme, le monogramme du Christ, qui était dessiné sur le labarum de l’empereur Constantin. Dès lors la dénomination du héros de J. V. Andreae s’éclaire : il se prénomme Christian, ce qui est une référence directe au Christos du monogramme. Quant au nom de Rosen-kreuz, il se caractérise par sa polysémie. La croix y est d’une part le symbole du passage, par la mort rédemptrice du Christ, d’un niveau de réalité à un autre, du monde immanent au monde transcendant ; et d’autre part, sa forme de croix de Saint-André signale, par le nom même d’André, qui vient du grec àvnp (l’homme par opposition à la femme), que le Christ rédempteur est le nouvel Adam qui change notre corps psychique en un corps spirituel, de sorte que nous sommes à notre tour en mesure, par le mystère de la régénération, de transfigurer la matière et d’y faire éclore les roses rouges du Grand Œuvre alchimique. Ainsi le nom même de Christian Rosenkreuz introduit le lecteur dans un mythe théosophique unissant Dieu, l’Homme et la nature, et décrivant à la fois la régénération de l’Homme et celle de toute la création.
Cette palingénésie, nul n’ignore qu’elle est le thème fondamental du roman initiatique des Noces chymiques de Christian Rosenkreuz. Après avoir surmonté, la veille de Pâques, l’épreuve des ténèbres spirituelles dans la « Tour de cécité », le héros éponyme reçoit une pièce d’or marquée du soleil levant, puis il revêt symboliquement l’habit de noces et accomplit alors le « voyage » vers l’orient qui le conduit sur une haute montagne, jusqu’au château mystérieux dont l’accès est interdit aux profanes. Ayant satisfait à l’épreuve de la pesée des âmes, il parvient à la fontaine où coule l’Esprit Mercure, ragua permanens, cette nouvelle « eau vive » qui est pour les alchimistes la prima mate-ria, mais qui devient aussi, « selon le décret de Dieu », l’analogia Christi, le second Adam. La fontaine porte, gravée en cryptogramme, la date de naissance de Christian Rosenkreuz, pour indiquer que les événements décrits conduisent à sa nouvelle naissance, et que la date de 1378, par addition des composants, donne le dix, nombre parfait de la tetraktys pythagoricienne. Enfin l’aurore miraculeuse des noces chymiques est marquée par une citation du prophète Esaïe sur les insignes de la Toison d’Or remis à Christian : « la lumière du soleil sera multipliée par sept »62. Sans entrer dans les détails, il faut rappeler qu’à l’issue des opérations de l’alchimie régénératrice accomplies dans la Tour d’Olympe, Christian Rosenkreuz et ses compagnons, armés chevaliers de la Pierre d’Or, ont acquis, par leur nouvelle naissance, la capacité de scruter les les merveilles de la nature et de comprendre les mécanismes de l’univers.

Ce mystère de la régénération, Johann Valentin Andreae ne cesse de l’évoquer dans bon nombre de ses oeuvres. Christian Cosmoxène, le héros d’un écrit contemporain des Noces chymiques, est aussi un « Renatus ». Et de même que Christian Rosen-kreuz est devenu chevalier de la Pierre d’Or en 1459, l’année où des représentants des corporations d’architectes, venus de différentes cités allemandes, autrichiennes, hongroises, s’étaient réunis à Ratisbonne pour constituer une « Fraternité », de même Christian Cosmoxène est, par sa nouvelle naissance, admis dans une Fraternité où il devient à la fois l’architecte de la Cité des hommes, le prêtre du Temple, et l’interprète du Livre de la Nature ».

Le 7ème jour des noces qui conclut la semaine, C.R.C. inscrit alors les mots suivants :
- « Le plus grand savoir est savoir que nous ne savons rien. » « Frère C.R.C., Chevalier de la Pierre d’Or en l’année 1459. »
Puis il prend la place du gardien de la porte, le libérant de sa charge. Il devient lui-même le gardien, renonçant, le cœur brisé, au bonheur de jouir de tous les trésors spirituels qu’il avait acquis au cours de ces épreuves. Mais les Noces s’achèvent par ces mots : « Et alors qu’il croyait devoir être le gardien du portail, le lendemain matin, lui, l’auteur de cet écrit, est retourné dans sa patrie. »

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