La Magie des élus coëns

Ecce homo ! le cavalier de la Mancha

Martines de Pasqually, mage et thaumaturge, rabin itinérant et capitaine d’arme

Dans la dernière partie de mon article j’évoquais les Maitres bâtisseurs des cathédrales à l’ombre de la Kabbale… avant de les retrouver en Écosse à Rosslyn, point de départ d’une nouvelle aventure. Mais c’était oublier une comète surgie de nulle part comme un dernier feu avant l’extinction finale d’une grande Tradition. Et ce dernier feu (de la sixième heure) n’est autre que Martines de Pasqually ou plutôt Joachim de la Casa de la Tour. Il est temps de vous introduire à ce singulier personnage digne de Cervantes car il est le dernier éclat de cette tradition hispano-juive héritée de la diaspora juive qui vit les plus grands kabbalistes migrer vers Narbonne (à  Lunel) et le sud de la France. Pour ce faire nous avons emprunté à Serge Caillet qui en est le meilleur connaisseur à ce jour avec le regretté Robert Amadou. (Martines de Pasqually, éditions Signatura)

Joachim Depasqually ou Joachim de la Tour de la Casa a marqué l’histoire de l’illuminisme sous l’identité de Martines de Pasqually. Il s’est désigné lui-même sous des noms différents ou complémentaires : de la Tour (ou Delatour), de la Case, de la Tour de la Case, de Lioron (ou de Livron), Pasqually, Martines de Pasqually, avec des variantes orthographiques. Entre tous, les deux derniers sont les plus fréquents, qui pourraient correspondre à son patronyme (un oncle paternel, Dom Pasqually, a commandé un régiment en Espagne). Pourtant, ses deux fils ont été déclarés comme de la Tour de la Case. Ses prénoms constants sont : Jacques et Joachim.

Du recoupement de son propre témoignage et de quelques documents officiels, l’on peut supposer avec une grande probabilité que Martines de Pasqually est né à Grenoble, ou près de Grenoble, vers 1710 (au vu des pièces inventées récemment, la date de 1727, longtemps avancée, n’est plus recevable), d’un père d’origine espagnole, vraisemblablement de la région d’Alicante où il serait né vers 1671, et d’une mère d’origine française, Suzanne Dumas de Rainau.

Martines de Pasqually s’est toujours déclaré catholique, il s’est marié à l’église, y fit baptiser ses enfants, a été inhumé selon les rites romains, et, bien que l’acte n’en ait pas été retrouvé, son propre baptême ne fait aucun doute. Cependant, son œuvre démontre que sa pensée et sa foi ne relèvent pas du catholicisme romain, mais d’une autre lignée, très ancienne, qui l’apparente au judéo-christianisme primitif. L’hypothèse de Robert Amadou, selon laquelle Martines de Pasqually, catholique par sa mère, serait d’origine marrane par son père, est très pertinente.

De son enfance et de son éducation, nous ne savons rien, sinon que le français n’est pas sa langue maternelle (il suffit de lire ses lettres pour s’en convaincre). Du coup, sa naissance à Grenoble semble accidentelle. Sa qualité nobiliaire est maintes fois attestée dans des actes officiels, avec le titre d’écuyer. Selon le témoignage de Jean-Baptiste Willermoz, Martines a vécu sa jeunesse en Espagne, puis s’engagea dans les Gardes Wallonnes. Il est vrai que son état militaire est avéré, à partir de 1737, comme lieutenant. Pendant une dizaine d’années, il a servi comme officier dans trois régiments au moins : en 1737­1738, dans la compagnie des Dragons d ‘Edimbourg, commandée par son oncle ; en 1740, dans le régiment d’Ile de France, sous le commandement de Maillebois en garnison à Bastia ; enfin, en 1747, au service de l’Espagne, dans le régiment de Mandre-Gardes suisses, en Italie, pendant la guerre de Succession d’Autriche.

Living artist; (c) Historic Scotland, Edinburgh; Supplied by The Public Catalogue Foundation

Après avoir suivi ses régiments successifs au grès de leurs campagnes, ce qui le conduira au moins à Barcelone, à Madrid, en Italie et en Corse, Martines de Pasqually a vécu à Toulouse, en 1760-1762. Antérieurement, son passage à Avignon semble probable, mais il est incertain dans d’autres villes du Midi de la France, à Montpellier par exemple, en 1754 si l’on doit en croire Thory.

Vraisemblablement veuf sans enfant d’un premier mariage avec une inconnue apparentée aux Sabran, en avril 1762, Martines se fixe enfin à Bordeaux. Il se marie en secondes noces, dans la région bordelaise, à Gornac, le 27 août 1767, avec Marguerite Angélique Collas (1733 ?-1813), d’une petite famille de la bourgeoisie locale. Cette union lui donnera deux fils Jean-Jacques Joachim Anselme, le 17 juin 1768, en qui son père placera tous ses espoirs d’une succession spirituelle, et Jean-Jacques, le 31 mai 1771, qui mourut en bas âge, le 10 mars 1773.

Malgré quelques voyages (à Paris, en 1767, et à Versailles, en 1771), Martines se fixe donc à Bordeaux, où des affaires, dans tous les sens du terme, l’occupent et l’accaparent. En dépit de quelques soucis juridiques et financiers, Martines y entretient aussi les meilleures relations avec l’archevêque de la ville, qui le comble de bontés (Saint-Martin scribit). Il partage son temps entre la ville, où maints disciples lui rendent visite, voire habitent chez lui, et sa campagne, c’est-à-dire le village de Gornac, d’où sa belle-famille est originaire.

Laissant sa femme, son fils et ses émules, Martines de Pasqually quitte Bordeaux, le 5 mai 1772, pour Saint-Domingue où se sont établis deux de ses beaux-frères, dont l’un a fait fortune sur l’île. Une affaire de succession réclame sa présence et il espère, une fois celle-ci réglée, revenir au plus vite en France et mettre les siens définitivement à l’abri des tracas financiers. Las, les choses traînent en longueur. La maladie le surprend, en août 1774, et l’emporte, à Port-au-Prince, le 20 septembre de la même année, à l’âge approximatif de 64 ans. Martines de Pasqually a été inhumé à Port-au-Prince, en un lieu resté inconnu.

La franc-maçonnerie : des débuts troubles

Nul ne sait encore où et quand Martines de Pasqually a reçu la lumière maçonnique. En 1760, il se présente à Toulouse en qualité d’inspecteur général d’une « Grande Loge de Stuart », et produit une patente anglaise, émanant de la même source énigmatique, apparemment délivrée à son père, vénérable d’une loge maçonnique d’Aix-en-Provence, en 1738, et transmissible à lui-même. Las, cette pièce, aujourd’hui perdue ne convaincra pas en son temps la Grande Loge de France. En 1763, il récidive en se réclamant de la protection du roi Georges III et de la correspondance d’une Grande Loge de Londres. Au vrai, la filiation maçonnique de Martines de Pasqually est à peu près aussi énigmatique que son origine familiale. Néanmoins, il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’il a été franc-maçon et reconnu comme tel par une partie au moins de ses frères, faute d’être compris par la totalité de ceux qu’il a rencontrés.

Sa propagande pour une nouvelle franc-maçonnerie, que certains font commencer en 1754, est attestée au plus tard en 1760 dans des loges d’Avignon, puis de Toulouse.

Dès 1760, Martines est donc accueilli par les loges de Saint-Jean réunies, à Toulouse, mais il échoue à la mise à l’épreuve « fraternelle » qu’on lui impose. A l’orient de la ville rose, qu’il quitte en 1762, il laisse cependant une loge, ou plutôt un temple de son système, qui s’y maintiendra quelques temps.

A Bordeaux, la loge La Française lui réserve un meilleur accueil (malgré les dénonciations, toujours «fraternelles », des loges de Toulouse), dont il semble même avoir tenu un temps le vénéralat. Puis il fera les frais de querelles internes, sur fond d’affaires profanes ; c’est un demi-échec. Des frères, pourtant, lui restent fidèles et d’autres viennent grossir les rangs de son école, qui prend corps peu à peu dans l’indépendance. Bordeaux en sera la capitale, où Martines semble se consacrer exclusivement  à la grande affaire et à l’œuvre de sa vie, qui est son Ordre, en construction perpétuelle.

A Paris aussi, en 1766-1767 des frères le suivront durablement, tandis qu’à partir de 1765 au plus tard, une loge militaire du régiment de Foix-Infanterie, au titre distinctif de Josué, sera la pépinière de l’Ordre en construction, dont elle lui fournira d’excellents éléments, à commencer par Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), dit le Philosophe inconnu.

L’Ordre des élus coens compta une douzaine de temples et admit en son sein quelques deux cents membres, dont près d’une dizaine de femmes.

La doctrine

L’Ordre se décompose en sept classes : d’abord, les grades dits symboliques  qui diffèrent sensiblement des grades « bleus » de la franc-maçonnerie classique — remis en une seule cérémonie. Puis, un grade fondamental, qui correspond à la seconde classe : le maître élu, en imitation du grand Elu, qui est le Christ. Ensuite, une troisième classe de trois grades, dite des «forts marqués », qui reposent sur les types que font Moïse et Josué. Les quatre dernières classes correspondent chacune à un grade : grand maître coën, surnommé grand architecte,  chevalier d’Orient,  commandeur d’Orient et enfin réaux-croix. Cette ultime classe de l’Ordre des coëns ne compta sans doute guère plus d’une douzaine d’élus, y compris semble-t-il quelques femmes, à qui revenait d’opérer pleinement la célébration du culte primitif relevant du sacerdoce d’Adam.

Cet Ordre, qu’on dira en abrégé « des élus coëns », Martines se défend à la fois d’en être le fondateur et le chef suprême. Très tôt, il s’est présenté, en son sein et au dehors, comme l’un des sept grands souverains, chargé pour ce qui le concernait de la région occidentale. Les Statuts généraux de 1767 ne s’appliquent donc formellement qu’à la branche placée sous son autorité. Quant aux autres branches, dont nous ignorons la forme hypothétique, nous ne pouvons que nous perdre en conjecture.

Le mystère de ses origines, tant familiales que maçon­niques, sa langue étrange, ses manières et sa culture qui en font un « oriental », ont attiré à Martines de Pasqually bien des embûches et des calomnies. Dans la franc-maçonnerie, certes, mais aussi dans la société civile, et chez les historiens depuis lors. A ne considérer que les faits, et malgré des maladresses qui s’expliquent notamment par la difficulté à concilier une vie sociale et l’abandon à la carrière spirituelle, Martines apparaît pourtant sous un tout autre jour : ni dieu, ni diable, ni sorcier, ni magicien, comme il l’écrit lui-même, mais homme de Dieu au service de « la chose », selon son expression, la chose qui désigne la présence divine en toutes choses, à commencer par son Ordre.

Aux meilleurs de ses disciples, Martines de Pasqually a laissé un Traité sur la réintégration, à la mise en forme duquel certains ont collaboré, à commencer par Louis-Claude de Saint-Martin. Cet ouvrage, se présente comme un long et savant commentaire de l’Ecriture, depuis la Genèse jusqu’à la visite de Saül à la Pythonisse. Mais il aurait dû couvrir aussi le Nouveau Testament. Au vrai, ce commentaire est à la fois libre et inspiré : c’est un midrash… au XVIII siècle.

La théosophie de Martines, le Traité sur la réintégration la résume excellemment. Les premiers chapitres concernent Dieu, son immensité divine, hors du temps, composée de quatre classes angéliques, que Martines appelle des esprits, non pas créés, mais émanés. Certains de ces mêmes esprits ayant prévariqué, leur chute s’en suivit, ainsi que la création matérielle et temporelle, confiée par Dieu à un être nouveau, émané lui aussi, Adam, l’homme-Dieu, et ses semblables, libres et supérieurs en puissance aux premiers esprits. Mais Adam succomba à la tentation du chef des anges rebelles sa chute s’en suivit, qui l’emprisonna dans la création matérielle qui lui avait été confiée. Désormais, Adam, doté d’un corps, d’une âme, d’un esprit et de son intellect, se reproduira, avec sa compagne Eve, selon le mode sexué commun aux animaux, et il engendrera la race humaine selon la chair.

Parmi les hommes et les femmes, d’aucuns, animés d’un vrai désir, sont élus par la grâce divine — qui est, dans la terminologie de Martines, « la chose » — pour célébrer le culte primitif confié par l’Eternel à Adam. Ce culte, Martines l’insère dans un cadre maçonnique, où chaque grade correspond aussi à une ordination spécifique, qui habilite les élus coëns à une célébration impliquant des opérations théurgiques, personnelles et collectives », au cours desquelles ceux-ci requièrent l’assistance des anges fidèles, les esprits bons, pour combattre le mal, qui est légion, et participer à la réintégration universelle de toutes choses et de tout être dans son principe.

Joachim de Pasqually va tout d’abord rétablir dans son cérémonoal l’art des noms de Dieu et comment les transmettre, le Shem Hameforash que nous avons évoqué dans nos articles et nos ouvrages, puis rétablir un cérémonial théurgique basé sur le livre de l’ange Rasiel ou livre d’Adam (le rite des élus coëns est un copier coller) et le IV ème livre de la philosophie occulte d’Agrippa.

ce sera à suivre dans notre prochain article

 

Les compagnons fleuris. Volume 1 : la révélation du 3ème Temple, Volume 2 : Le Verbe Architecte, Volume 3 : les hiérarchies célestes